ANALYSES

« Le grand défi stratégique de Biden, ce sera la rivalité avec la Chine »

Presse
20 janvier 2021
Interview de Pascal Boniface - Forbes
Le nouveau président a-t-il les moyens de « réparer » son pays ? 

L’Amérique est en effet plus que jamais fracturée, car la défaite politique de Trump aux élections présidentielles et sa faillite morale pour avoir incité aux violences conduisant à l’assaut sur le Capitole ne signifient pas que le trumpisme est mort… Les élections ont montré une Amérique plus que jamais divisée ce qui a d’ailleurs conduit à un sursaut de mobilisation des électeurs. Beaucoup de partisans de Donald Trump pensaient sincèrement que Biden allait les conduire au socialisme, voire au communisme et ceux qui ont voté Biden craignaient que Donald Trump ne démolisse lors d’un second mandat les institutions américaines. Aujourd’hui, Donald Trump est affaibli, mais ses partisans, pour être moins nombreux, se sont radicalisés encore plus. Il y a une cassure au sein du parti républicain entre ceux qui veulent tourner la page Trump et ceux qui restent persuadés qu’il est le meilleur leader pour sauver l’Amérique. Joe Biden aura un énorme chantier de réconciliation après des années d’hystérisation du débat politique.


Beaucoup va aussi dépendre de savoir si d’une part les États-Unis vont retrouver le chemin de la croissance après avoir vaincu le COVID-19 et si les fruits de cette croissance seront ou non bien répartis.



Mesures fortes ou symboliques, à quoi peut-on s’attendre pour les premiers jours de présidence Biden-Harris ?

Sur le plan national, Joe Biden et Kamala Harris vont appeler à la réconciliation des États-Unis en montrant qu’ils sont non pas les élus du camp démocrate, mais ceux de toute la nation. Ils vont certainement mettre en œuvre des mesures actives de lutte contre le COVID-19 et de relance de l’économie. Sur le plan international, ils vont revenir dans l’accord de Paris de lutte contre le réchauffement climatique, sans doute revenir vers l’OMS et réouvrir le dossier du nucléaire iranien par la voix de la négociation.

Joe Biden reviendra-t-il à une relation plus apaisée avec ses alliés européens, notamment sur le front de la ‘guerre commerciale’ ? 

Une des priorités de Joe Biden sera de reconstruire les liens fortement dégradés tant avec les alliés européens qu’asiatiques. On peut penser qu’il aura à cœur de faire rapidement un voyage en Europe qui pourrait le conduire à Berlin et puis à Bruxelles, à la fois au siège de l’UE et de l’OTAN. Paris sera-t-il intégré dans ce circuit ? Ce n’est pas encore certain.

Le grand défi stratégique de Biden, c’est la rivalité avec la Chine et il aura à cœur d’enrouler les Européens pour conforter les positions américaines. Mais il n’est pas certain qu’il ait grand-chose à proposer sur le plan commercial. Biden sera moins violemment opposé au multilatéralisme que ne l’était Trump, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’il mette fin à la législation extraterritoriale américaine. Et que sur le plan des négociations commerciales, son but étant de prouver qu’il défend l’emploi aux États-Unis, il n’est pas certain qu’il se montre particulièrement souple avec les Européens. 

Quelles relations bilatérales Washington / Paris ?

Paris pourra se féliciter de voir un président qui cesse de saper les institutions multilatérales parvenir au pouvoir à Washington. Mais on peut également craindre que les projets français d’autonomie stratégique européenne ou de souveraineté européenne ne soient pas exactement encouragés par les États-Unis et que certains de nos partenaires européens estiment moins nécessaire d’aller en ce sens une fois que Trump n’est plus au pouvoir. L’autre défi pour Paris sera de rester un interlocuteur prioritaire pour Washington qui penche de plus en plus vers Berlin.

Nous avons certes toujours des atouts notamment sur le plan stratégique (siège permanent au Conseil de sécurité, force militaire projetable) dont Berlin ne dispose pas. 

La Chine, la Russie : comment le 46ème président des États-Unis va-t-il s’adresser à ces deux superpuissances ? 

Trump était favorable à la Russie et impressionné par Poutine. Cela ne sera pas le cas de Biden. Pour autant, Trump n’a pas réussi le rapprochement voulu avec Moscou. Obama en son temps avait lui aussi échoué à appuyer comme il le souhaitait sur le bouton reset s’agissant des relations avec la Russie. On peut penser que notamment sous l’influence du Pentagone et des forces atlantistes, Moscou soit toujours considéré comme un rival dont il faut se méfier. Même si en réalité les dépenses militaires américaines (740 milliards de dollars) n’ont rien à voir avec celle de la Russie (60 milliards de dollars).

La relation avec la Chine sera celle d’une rivalité majeure. L’opposition entre Pékin et Washington sera le facteur structurant des questions géopolitiques dans les 10 ans qui viennent. C’était l’un des rares points d’accord entre Trump et Biden. Il y a bien sur la différence des régimes politiques, mais c’est surtout la montée en puissance de la Chine qui est insupportable pour les États-Unis. Ces derniers sont habitués à être la puissance numéro un mondiale depuis 1945 et il découvre avec angoisse qu’ils risquent d’être dépassés économiquement par la Chine dans les 10 ans qui viennent. La Chine faisait 10% du PIB des Etats-Unis quand elle a adhéré à l’OMC en 2001. Elle en faisait 65% en 2019 et le Covid-19 a accéléré ce rattrapage… 

Le crépuscule de la présidence Trump, c’est aussi une dernière violation du droit international en attribuant le Sahara occidental au Maroc suite à l’établissement de relations officielles avec Israël ; une décision unilatérale en dehors de toute légalité onusienne. Quelle approche de Joe Biden qui se pose en défenseur des institutions et du multilatéralisme ? 

Biden n’aurait certainement pas fait pression à ce point sur les pays arabes pour qu’ils reconnaissent Israël et n’aurait sans doute pas reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara, mais les faits accomplis par son prédécesseur risquent de s’imposer à lui. 

La crise sanitaire combinée à une crise économique et écologique sans précédent, ainsi qu’à une montée des populismes, font craindre l’éclatement de conflits. Où sont les poudrières aujourd’hui ? 

Biden ne voudra certainement réengager les États-Unis là où Trump avait déserté. Mais il ne faut pas s’attendre à une implication militaire directe des États-Unis dans de nombreux conflits, l’effet repoussoir des opérations en Irak et en Afghanistan pèse toujours. Les conflits existants ne devraient pas être résolus pour la plupart d’entre eux à court terme et il faut s’inquiéter de ce qui peut se passer en Éthiopie. Il faudra voir également comment la dégradation de la situation économique due au COVID-19 peut susciter de la déstabilisation. 

En tant qu’expert géopolitique de référence, vous êtes très sollicité… Quelles sont vos actualités à venir ? 

Le COVID-19 a très largement modifié mon agenda puisque je suis habituellement une semaine par mois à l’étranger, ce qui n’est plus possible désormais. Je viens de publier la 11e édition d’un petit livre intitulé 50 idées reçues sur l’état du monde (Armand Colin, janvier 2021) et je sors le 28 janvier un livre sur la géopolitique de l’intelligence artificielle (Eyrolles).
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