ANALYSES

« La cause des peuples n’a pas beaucoup avancé en dix ans »

Presse
17 décembre 2020
Quelles leçons avez-vous tirées de cette décennie?

C’est une décennie de déception par rapport aux espoirs que l’on avait eus vis-à-vis d’une démocratisation de la région et d’une prise en main des peuples par eux-mêmes. Dès le départ, j’ai dit qu’il n’y aurait pas un Printemps arabe – puisque l’on faisait une comparaison avec le Printemps européen – et qu’il n’y aurait pas une contagion, parce que le phénomène national restait le plus important et que chaque pays avait une histoire propre. Dix années plus tard, on voit qu’il n’y a pas eu de Printemps arabe mais qu’il y a eu 21 cas nationaux tout à fait différents et que l’on n’a pas eu les mêmes événements au Maroc, en Algérie, en Libye, en Syrie…

Dix ans après, il n’y a eu qu’un seul cas de démocratisation réussie, c’est celui de la Tunisie et partout ailleurs il y a plutôt eu un recul des choses. La situation en Syrie est pire avec une guerre civile terrible qui a fait près de 500 000 morts. Il y a plus de répression en Égypte qu’il y en avait en 2011 finalement, avec la présence au pouvoir du maréchal al-Sissi. La Libye est dans le chaos le plus total, l’Irak est toujours détruite… Il y a eu une sorte de recul général de la stabilité et de la sécurité dans la région. Par rapport aux espoirs qui ont été mûris initialement, s’ils ont été excessifs dans bien des cas, il y a un grand retour en arrière. Il y a des facteurs d’espoir, les choses bougent en Algérie avec le Hirak et si la Covid-19 a fait rentrer les gens chez eux, je pense que la contestation reprendra et que quelque part, le goût de la liberté est venu, même s’il a amené une répression supplémentaire dans de nombreux pays.

Les peuples sont-ils les « cocus » de la révolution ?

Dans la mesure où partout les régimes autoritaires sont toujours en place, que lorsqu’ils ont été renversés ils se sont rétablis ou ils sont restés au pouvoir à travers une répression durcie ou que le pays a été traversé par des guerres civiles extrêmement fortes : on peut dire que oui. La cause des peuples n’a pas, de façon globale, beaucoup avancé dans la région depuis dix ans.

Quel a été le rôle de l’Occident ?

Il a été surévalué. Il y a eu beaucoup de théories du complot sur l’Occident qui aurait voulu déstabiliser le monde arabe… non. Ce sont les peuples du monde arabe qui ont pris leur destin en main et ce sont eux qui ont été réprimés. Ce ne sont pas les États-Unis, qui ont voulu déstabiliser l’Égypte en reversant Moubarak, c’est le peuple égyptien qui l’a reversé et ensuite l’armée a repris son pouvoir. L’Occident a été extérieur à tout cela. On peut dire qu’au contraire on aurait pu plus aider les opposants syriens par exemple, mais l’Occident n’a pas été à la base de ce qu’il s’est passé là-bas.
Certains observateurs disent qu’au contraire, l’Occident a raté son rendez-vous avec l’Histoire. Êtes-vous d’accord ?
P.B. : Je ne crois pas. Une fois encore, le fait qu’il n’y ait pas eu plus de régimes renversés et plus de démocraties installées c’est parce que la répression l’a emportée notamment avec l’exemple emblématique de la Syrie. On peut dire que l’Occident est responsable de la situation en Libye. C’est bien l’Occident qui a voulu faire une intervention, qui ne s’est pas contentée de protéger la population à Benghazi et qui est allée jusqu’au renversement de Kadhafi donc jusqu’au changement de régime alors que la résolution de 1973 ne le permettait pas. La résolution qui avait été adoptée avec l’abstention de la Russie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Allemagne et le Brésil, fait que l’on protégeait la population mais qu’on ne va pas jusqu’à renverser le régime. Il y a bien une responsabilité de l’Occident.

Où se situe la responsabilité de la France ?

C’est plutôt en Libye que nous avons joué le rôle le plus important et le plus négatif. Nous avons été un petit peu en retard en Tunisie, malgré le fait que notre diplomate sur place avait averti de l’usure du pouvoir de Ben Ali au nom de la lutte contre l’islamisme. On a voulu garder Ben Ali comme s’il était le rempart et on n’a pas vu qu’il commençait à devenir un problème. On était un peu en retard pour les événements en Égypte et en Libye où on est par la suite devenus trop actifs.

La Syrie et la Libye, sont les deux symboles de ce chaos. Comment imaginer une issue ?

Tant que Bachar al-Assad sera au pouvoir il n’y aura pas d’issue en Syrie. Pour ses opposants, son maintien au pouvoir est inacceptable par rapport à l’ampleur des souffrances qu’il a fait endurer à sa population et il n’y aura pas de reconstructions possibles tant qu’il sera au pouvoir. Mais, tant que les Russes et les Iraniens le soutiennent, il restera au pouvoir, même si, effectivement, le pays est détruit et qu’il s’enfonce dans une crise de plus en plus grande.
En Libye, ce qu’il faudrait, c’est cesser les multi-interventions extérieures et que les protagonistes qui ont pris des engagements notamment à Berlin, il y a plus d’un an, de cesser d’alimenter le conflit, le fassent. Tous les engagements qui ont été pris par les différents acteurs ne sont pas respectés, ils sont foulés aux pieds. La France a un discours contradictoire en reconnaissant officiellement le gouvernement de Sarraj, mais en soutenant en sous-main celui d’Haftar. C’est le cumul des interventions étrangères qui fait que le conflit en Libye se poursuit, il faudrait qu’elles cessent. Hassan Salamé avait commencé à trouver un accord avec les différents protagonistes libyens et c’est à ce moment-là que le général Haftar avait lancé une offensive qui est venue détruire tous les efforts.

Vous parliez d’espoir avec l’Algérie, on pense aussi au Soudan ?

Le Soudan c’est quand même quelque chose d’extrêmement positif, même si c’est plus loin pour nous en tant que Français, ça reste un pays arabe. C’est un pouvoir qui semblait durablement établi, qui a été chassé et on a mis en place un véritable régime démocratique après une transition. C’est le deuxième exemple réussi de régime autoritaire renversé au profit d’une démocratie après la Tunisie.

Est-ce que l’on peut parler pour autant d’un deuxième Printemps arabe ?

Il y a à la fois un mouvement général et des applications particulières. Le mouvement général c’est le développement de l’éducation, de l’information, des réseaux sociaux et des chaînes satellitaires… Le fait que tous les gouvernements ont perdu le monopole qu’ils avaient de l’information a permis, qu’un peu partout dans le monde, les opinions se font plus entendre. La société civile se fait plus entendre. On voit aussi cela au Chili et dans plusieurs pays.

Peut-on dire que les réseaux sociaux ont eu un rôle déterminant dans ces différents mouvements ?

Oui, parce qu’ils ont été à la fois un facteur de mobilisation et un facteur de diffusion de l’information. C’est par les réseaux sociaux que les gens ont cassé le monopole qu’avaient les gouvernements de l’information, comme Ben Ali et Moubarak l’avaient par exemple. Ils ne l’ont plus eu parce qu’ils ont été concurrencés par les réseaux sociaux et c’est aussi par les réseaux sociaux que les gens se mobilisent.

Propos recueillis par Laureen Piddiu pour La Marseillaise







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