ANALYSES

« Joe Biden doit une grande partie de sa victoire aux femmes noires »

Presse
8 novembre 2020
Interview de Marie-Cécile Naves - Elle
D’après les sondages de sortie des urnes, 55% des électrices blanches ont voté Trump, que doit-on en conclure ?

Il est trop tôt pour en tirer des conclusions. Il y a quatre ans, le « New York Times » avait publié que 52% des femmes blanches avaient voté pour Donald Trump. Après rectification, une fois tous les résultats pris en compte, ce chiffre était passé à 47% selon le très sérieux Pew Research Center. Il pourrait y avoir un écart important entre les sondages de sortie des urnes et les chiffres définitifs, d’autant plus dans le contexte actuel où il y a eu énormément de votes par correspondance. Prenons ces chiffres avec précaution.

Dans son discours, Kamala Harris a salué les femmes noires, qui sont « souvent négligées, mais ont prouvé tant de fois qu’elles sont la colonne vertébrale de notre démocratie ». Joe Biden leur doit-il sa victoire ?

Joe Biden doit une grande partie de sa victoire aux femmes noires. Elles n’ont pas seulement contribué à sa victoire dans les urnes : leur militantisme de terrain a eu un impact important, notamment dans les grandes villes du Midwest. Que ce soit à travers des manifestations, du porte-à-porte, des réunions communautaires, des réseaux de solidarités de mères d’enfants victimes des violences policières, l’activisme de terrain a été extrêmement fort et Kamala Harris y a beaucoup participé. Dans un Etat clé comme la Géorgie, Stacey Abrams a œuvré pour inciter un maximum d’électeurs à voter. Michelle Obama a également encouragé l’inscription et la participation électorales. Rappelons qu’en 2016, Hillary Clinton a perdu à cause de l’abstention, notamment celle des Noirs dans les Etats clés.

La défaite de Donald Trump signe-t-elle la défaite d’une forme de masculinité toxique ?

Oui, même si c’est une demi-défaite car il a quand même remporté 8 millions de votes de plus qu’en 2016. Cette masculinité hégémonique qui repose sur un projet de société ultra violent et prédateur est défié. Les attaques sexistes et racistes contre Kamala Harris n’ont pas pris. Mais les groupes extrémistes comme les Proud Boys vont être d’autant plus galvanisés avec une vice-présidente noire. Le Trumpisme va survivre à Trump et le masculinisme en fait partie.

À l’inverse, quel modèle de masculinité incarne Joe Biden ?

C’est l’anti-Trump. Un anti-trumpisme que l’on retrouve à la fois dans le programme, la gouvernance, le leadership. Au fil des mois, il a tout axé sur l’empathie, la bienveillance, la solidarité, la dignité, le refus de l’insulte. C’est une forme d’anti-virilisme qui se nourrit de  son histoire personnelle faite de drames, et de sa compréhension de certaines évolutions sociales. Même s’il n’a pas un parcours toujours exemplaire sur les droits des femmes et ses rapports avec les femmes, il est la preuve que l’on peut changer. Il y a sans doute une part de stratégie politique, mais la résilience dont il a fait preuve est intéressante.

Pour la première fois dans l’histoire américaine, une femme est vice-présidente. Au-delà du symbole, pourquoi est-ce important ?

Le symbole est évidemment fort. Ce n’est pas quelqu’un qui vient du militantisme, mais son parcours et ses convictions portent la marque du féminisme. Elle a travaillé sur la protection des femmes et des enfants dans sa carrière de juriste, s’est battue dans son parcours professionnel pour gravir les échelons, s’est beaucoup opposée à l’administration Trump au Sénat.

Elle l’a dit dans son discours, l’Amérique d’aujourd’hui est une Amérique plurielle, qui reconnaît le rôle que les femmes, en particulier issues des minorités raciales, ont joué. Quand elle dit « les femmes ont préparé le terrain, je vous dois tout. […] Je serai la première, mais pas la dernière », elle se situe dans une continuité, une transmission. Sa nomination est un premier pas, mais il faut que la politique suive. Le discours d’unité doit se concrétiser par un agenda inclusif, donc intersectionnel.

La présidence Biden/Harris sera-t-elle une présidence féministe ?

Dans le programme de Joe Biden, beaucoup de propositions vont dans ce sens, notamment pour la sécurité économique des femmes. Atteindre l’égalité salariale, permettre aux femmes de créer des entreprises – en veillant à ce que les aides financières soient plus égalitaires – améliorer leur accès à l’éducation et à la formation : tout cela fait partie de ses promesses. Il veut aussi instaurer des congés payés plus systématiques et améliorer la conciliation vie pro/vie perso. Il projette de s’appuyer sur le projet de loi contre les violences faites aux femmes qu’il avait rédigé lorsqu’il était sénateur en 1994. Il veut le rendre plus inclusif pour mieux prendre en compte les parcours souvent plus difficiles des femmes noires. La question de la lutte contre les viols sur les campus universitaires pourrait également revenir, car les mesures adoptées par Barack Obama pour protéger les victimes ont été largement démantelées par la Secrétaire à l’éducation Betsy DeVos.

Que peut faire Joe Biden pour sauver le droit à l’avortement, menacé par la récente nomination d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême ?

Dans un premier temps, la Cour suprême ne devrait pas remettre en cause frontalement l’arrêt Roe vs Wade qui a légalisé l’accès à l’IVG. Des décisions pourraient en revanche être prises en faveur de lois qui fragilisent de manière subtile l’accès à l’avortement dans certains Etats. Joe Biden peut renforcer certains points de l’Obamacare, comme réaffirmer l’accès à la santé gynécologique, car les entreprises sont actuellement autorisées à ne pas rembourser ces frais de santé. Mais juridiquement, ce sera difficile d’agir, surtout si le Sénat reste républicain. Il pourra tout de même commencer par revenir sur la décision de Donald Trump de désubventionner le planning familial et mettre un terme aux coupes de son prédécesseur dans Medicaid, l’assurance santé des plus démunis.

Cette élection ouvre-t-elle la voie à l’élection d’une femme présidente en 2024 ?

Il n’est pas exclu que Kamala Harris prenne les rênes avant pour différentes raisons. Joe Biden s’est défini comme un Président de transition « vers l’Amérique de Kamala Harris », une nation multiculturelle. La voie est sans doute plus que jamais ouverte pour une présidente en 2024. Mais on peut aussi assister à un sursaut de l’Amérique de Trump… Un certain nombre de femmes républicaines ont gagné des sièges à la chambre des représentants, ce qui peut permettre l’émergence d’une candidature féminine conservatrice…

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