ANALYSES

« Donald Trump remet les clés de l’Afghanistan aux talibans, mais garde un double »

Presse
9 octobre 2020
Interview de Karim Pakzad - La Croix
Donald Trump a annoncé le retour des troupes américaines d’Afghanistan d’ici Noël. Pourquoi cette accélération du calendrier ?

Le calendrier de retrait des troupes américaines avait été fixé par les États-Unis dans les accords du 29 février : leur plan de retrait prévoyait le départ de la totalité des soldats américains d’ici à mai 2021. Cette annonce n’est donc pas une surprise sauf la date.

Depuis cet accord, Donald Trump ne cesse de louer les talibans en les qualifiant de grands guerriers, et il affirme que comme tout va bien dans ce pays. Il peut donc avancer le départ de ses soldats : une décision purement électoraliste. Quatre grandes bases américaines et une vingtaine de petites ont déjà été vidées.

Une fois les Américains partis, que va-t-il se passer en Afghanistan ? Les talibans occupent déjà une grande partie du territoire et le pouvoir du président ne dépasse guère la capitale Kaboul.

L’avenir de l’Afghanistan passe par le Pakistan. Depuis deux ans, Donald Trump a compris que la clé du conflit se trouve à Islamabad. Les talibans ont été créés par le Pakistan dans les années 1990.

Depuis l’élection du premier ministre Imran Khan en août 2018, Islamabad redevient pour Washington un pays allié contre le terrorisme, alors qu’il était régulièrement accusé de jouer un double jeu. La situation économique de ce pays est catastrophique et Imran Khan est conscient de son isolement sur la scène internationale.

Il a donc rétabli des relations privilégiées avec ses anciens alliés, l’Arabie saoudite et Washington. Il a accepté de faciliter les négociations entre les talibans et les États-Unis pour conclure l’accord de paix, en échange de quoi il redevient un acteur privilégié et respecté dans la région et bénéficiera d’une aide financière bilatérale des États-Unis et multilatérale de la Banque mondiale.

Imran Khan obtient ce qu’il cherchait en Afghanistan : des négociations entre les talibans et le gouvernement de Kaboul ont lieu actuellement à Doha, au Qatar, qui aboutiront à un partage du pouvoir sous la forme d’un gouvernement de transition ou d’union dans lequel entreront massivement les talibans. La paix en Afghanistan est à ce prix.

Peut-on dire que Washington remet les clés de l’Afghanistan aux talibans ?

Non seulement Donald Trump remet les clés de l’Afghanistan aux talibans, mais il garde un double ! Les États-Unis seront présents en Afghanistan par le biais de leur allié pakistanais, sans avoir besoin d’avoir une présence militaire sur le terrain. Et il est probable que l’Afghanistan, où 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, bénéficiera d’une aide financière américaine.

Avec seulement 10 % des 1 000 milliards de dollars (846 milliards d’euros) dépensés en Afghanistan depuis 2001, les États-Unis peuvent reconstruire le pays. Quel autre pays pourrait financer l’armée afghane comme le font les États-Unis à hauteur de 5 milliards de dollars par an ?

Comment la population afghane, qui avait applaudi au départ des talibans en 2001, voit-elle leur retour au gouvernement ?

L’immense majorité des Afghans, fatigués par plus de 40 années de guerre, veut d’abord la paix. Ils veulent travailler, voyager sans crainte. En dehors de Kaboul, la population est plutôt conservatrice en matière religieuse : elle est déjà contrôlée par les talibans. Certains, notamment dans les campagnes, estiment que les talibans sont mieux que le gouvernement. D’autres redoutent que leur retour empêche leurs filles d’aller à l’école et leur femme de travailler.

La semaine dernière, une jeune Hazara (chiite) qui participait au concours d’entrée à l’université parmi 200 000 participants, a été admise. Elle est originaire de la province de Ghazni où 70 % des filles n’ont pas accès à l’école. Sous les talibans, cette jeune fille n’aurait jamais pu sortir de la maison et n’aurait jamais été à l’école. Avec le retour des talibans, la vie des femmes sera limitée par le cadre de la charia. Les citadins, notamment à Kaboul, sont habitués à une autre façon de vivre. Le fossé entre eux et le reste du pays est très grand.

Y a-t-il un risque de retour à l’obscurantisme taliban ?

Le risque existe. Quand les talibans s’expriment devant la presse à Doha, ils veulent convaincre qu’ils ont changé, ils disent que les filles peuvent aller à l’école et les femmes travailler, mais ils rajoutent toujours une petite phrase à la fin que personne ne semble entendre et qui est « dans le cadre de la charia ».

Aujourd’hui, il y a déjà une reprise en main des talibans sur le terrain. Il y a trois jours, la compagnie aérienne Kam a reçu un avertissement : elle ne doit plus employer des hôtesses et les femmes ne peuvent plus voyager dans leurs avions qu’avec la présence de leur mari ou tuteur. Les talibans n’ont pas changé.
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