ANALYSES

«Dans l’alimentaire aussi, la Chine devient une puissance normative mondiale»

Presse
12 juin 2020
La sino-mondialisation ne va pas s’arrêter avec la crise du Covid-19. Dans la diplomatie économique de la Chine, le sujet des normes participe au rayonnement de la puissance. C’est un maillon essentiel dans le déploiement des stratégies internationales du pays à long terme. Les technologies et l’intelligence artificielle sont fréquemment citées. Le normatif est également un déterminant majeur dans l’initiative des Routes de la soie. N’oublions pas l’alimentation. Trois dynamiques méritent l’attention.

La première se situe dans la conquête d’influence au sein des enceintes internationales. En devenant membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la Chine cherche depuis à se conformer aux règles existantes car elle bénéficie ainsi du statut de pays émergent, un avantage qui protège ses entreprises d’Etat. Mais l’évolution de son poids économique l’amène aussi parfois à vouloir changer des règles ou à les redéfinir.

En 2019, la Chine obtient le poste de directeur général de la FAO, au détriment de la candidate européenne. Elle entend peser sur les travaux du Codex alimentarius, organe qui gère et compile toutes les normes et les lignes directrices pour le commerce international de produits alimentaires. Chahutée pour sa mauvaise réputation en matière de sécurité sanitaire des aliments, la Chine entend peu à peu renverser la tendance en pesant davantage sur ces travaux.

Si elle est capable d’orienter des pratiques, des mesures et des modes de production redéfinissant la qualité des produits alimentaires et les relations économiques, pourquoi s’en priver ? N’est-ce pas les attributs de la puissance que de faire, faire faire ou empêcher de faire ?

La seconde dynamique à suivre concerne le commerce numérique. La Chine s’agite dans tous les sens. Du côté des fabricants d’appareils téléphoniques (Xuawei ou Xiaomi) qui combinent leur solution avec les géants du commerce en ligne (Alibaba ou JD.com), pour offrir aux consommateurs la possibilité d’acheter en un seul clic depuis des smartphones et des réseaux sociaux. Avec plus d’un milliard d’utilisateurs chacun sur cette zone asiatique, Alipay (du conglomérat Alibaba) et Wechat pay (du conglomérat Tencent) imposent de plus en plus le paiement à la chinoise, sans paiement bancaire ni carte bancaire, pour les transactions hors de Chine (y compris pour les touristes chinois à l’étranger).

Ces activités échappent au système bancaire classique et stimulent l’essor du e-commerce. La Chine agit aussi sur le plan logistique en soutenant des initiatives entre les grandes sociétés de négoce agricole, dont Cofco. Depuis 2018, ce mastodonte chinois contribue au développement de Covantis, une plateforme visant à standardiser et digitaliser les opérations de commerce international de produits agricoles et alimentaires en recourant à la blockchain.

Comme la crise de la Covid-19 accélère les besoins en dématérialisation des échanges, la Chine en profite pour promouvoir, au sein de l’Organisation internationale de la normalisation (ISO), une nouvelle norme sur la livraison de produits alimentaires sans contact. Elle le fait en poussant ses pions au sein du très stratégique comité technique 34 dédié aux normes pour l’alimentation humaine et animale, dont le secrétariat est assuré par la France et l’Afnor depuis quelques années.

Enfin, la Chine vient de tester en avril sa propre monnaie digitale dans quatre grandes villes du pays. Pékin se lance dans une bataille économique et normative frontale avec Washington à travers un tel outil : le yuan digital pour contrer le roi dollar et proposer une alternative au système de paiements bancaires internationaux Swift.

Géostraégie. La troisième dynamique est géostratégique. Bien qu’elle ait profité depuis trois décennies de l’ouverture commerciale planétaire pour retrouver son rang et construire sa sécurité alimentaire, la Chine mesure le vent qui souffle en faveur d’une plus grande régionalisation de la mondialisation. Elle fera donc probablement le choix prioritaire de l’Asie et de ses immenses marchés pour y imposer sa domination économique et ses normes commerciales.

La Chine misera aussi sur l’Afrique et sans doute encore sur l’Amérique latine, deux continents indispensables qui lui fournissent matières premières et produits agricoles, mais qui sont aussi des terrains d’expression de la puissance normative chinoise, à travers les dispositifs servant aux investissements directs étrangers et au développement d’infrastructures. Plusieurs organisations non-gouvernementales chinoises, qui sont en réalité sous tutelle du pouvoir central à Pékin, se font les chantres de cette nouvelle normalisation.

La Chine sera-t-elle tentée, à l’instar des États-Unis, de sanctionner celles et ceux qui demain ne se conformeront pas à ses propres règles?

La montée des préoccupations en matière de responsabilité sociale et environnementale n’a pas non plus laissé Pékin insensible. Non sans raison, elle cherche aujourd’hui à positionner ses propres agences de notation pour évaluer les performances économiques d’un certain nombre de partenaires, Etats comme entreprises, car la prolifération de normes émanant du secteur privé progresse aussi ces dernières années.

Le droit et les règles américaines ont longtemps orchestré les jeux d’alliance et les relations géoéconomiques sur la scène internationale. C’est toujours vrai mais pour combien de temps encore ? Avons-nous suffisamment conscience que de nouvelles formes de normalisation des affaires mondiales émanent désormais de Chine ? N’est-ce pas là un sous-jacent essentiel dans la rivalité qui se dessine entre Washington et Pékin ? Faut-il s’attendre à ce que deux systèmes normatifs coexistent prochainement, avec celui d’un monde occidental qui s’accroche aux derniers bastions de sa puissance, et celui d’un monde façonné par la Chine ? La Chine sera-t-elle tentée, à l’instar des États-Unis, de sanctionner ceux qui demain ne se conformeront pas à ses propres règles ? Peut-elle s’appuyer sur l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) pour cultiver sa stratégie et entraîner ses États membres, dont la Russie, dans ce sillage sino-normatif ?

Pour les Européens, et donc la France, impossible d’ignorer ces perspectives. Partenaires ou rivaux parfois, il sera surtout nécessaire de composer avec la puissance chinoise. D’ailleurs, faire valoir les normes de sécurité sanitaire occidentales en Chine restera utile, compte tenu des attentes des consommateurs de ce pays. Pour coopérer avec la Chine, il est bon de savoir négocier et donc de connaître ses intérêts. Ni rejet ni naïveté : il va falloir bien doser dans nos cuisines avec la Chine.

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