ANALYSES

La Chine a considérablement progressé depuis l’épidémie de SRAS mais reste confrontée à des problèmes structurels qui ont un impact négatif sur la gestion d’une crise sanitaire

Presse
11 juin 2020
La Chine, en tant que « patient 0 » de la pandémie de la Covid-19 – apparue en novembre-décembre dernier dans la province de Hubei, précisément dans la ville de Wuhan – a été la première touchée mais, est également sortie de la pandémie la première, au prix d’un nombre sans doute sous-estimée de victimes (ndlr : 4638 au 26 mai 2020). Que nous révèle la gestion de la pandémie par Pékin sur l’état réel du pays, notamment sur le plan de sa gouvernance, mais aussi de sa résilience ?

Il y a de nombreux enseignements, tant en ce qui concerne les moyens de réaction dont dispose un pays comme la Chine qu’au niveau politique. Et ces enseignements indiquent à la fois que la Chine a considérablement progressé, depuis l’épidémie de SRAS notamment, mais qu’elle reste confrontée à des problèmes structurels qui ont un impact négatif sur la gestion d’une crise sanitaire de cette ampleur.

Il y a bien sûr une spécificité chinoise dans la réponse à cette crise : elle apparait en Chine, et les autorités locales et nationales n’ont donc pas de recul face au risque sanitaire, et aucune capacité d’anticipation. Il faut donc déployer des moyens importants dans l’urgence, et sans avoir une connaissance précise du virus et de sa transmission. C’est d’ailleurs une des questions qui est souvent évoquée pour mettre en avant à la fois les lenteurs dans la réaction chinoise, et les connivences avec l’OMS, cette dernière ayant officiellement considéré jusqu’à la mi-janvier que le Covid-19 n’était pas transmissible par voie humaine, en dépit par exemple d’alertes en provenance de Taiwan, dès la fin décembre. Se pose aussi la question de l’ampleur de l’épidémie, et donc de la question des tests, considérant que là aussi on est dans une situation d’urgence et on ne dispose pas du moindre recul sur la bonne méthode. En quelques semaines, ce qui est présenté par les détracteurs de Pékin comme un délai trop long, mais ce qui reste cependant très rapide compte-tenu du contexte, la Chine met en place un plan d’urgence d’une échelle inédite, avec notamment le confinement d’une gigantesque métropole, Wuhan, et de plusieurs autres régions où sont relevés des cas. Au total, on parle de 250 à 300 millions de personnes (ce qui correspond à la quatrième population mondiale, juste derrière les Etats-Unis, pour se faire une idée précise) qui entrent dès janvier dans une phase de confinement extrêmement strict, puisqu’on s’appuie même sur les mécanismes à échelle des quartiers pour les approvisionnements en nourriture, permettant ainsi d’éviter les contacts physiques. Wuhan est ainsi complètement à l’arrêt, et le restera pendant plus de 70 jours. Notons ici que la Chine fut le premier pays à instaurer un confinement dans la crise du Covid-19, exemple qui sera reproduit dans un très grand nombre de pays, à plus ou moins grande échelle. Pour identifier les malades et les soigner, on mobilise également le personnel médical de tout le pays, qui est acheminé dans les zones infectées, et on renforce les capacités d’accueil dans les hôpitaux, notamment en construisant en quelques jours des bâtiments provisoires à Wuhan. La réaction chinoise fut donc spectaculaire tant dans la priorité accordée au confinement que dans les moyens colossaux déployés pour endiguer la maladie.

La réponse chinoise trouve aussi ses spécificités dans la nature de son régime autoritaire qui puise sa légitimité dans une gouvernance jugée bonne en ce qu’elle produit de la croissance et de l’enrichissement personnel. On parle ici d’un « contrat social » chinois. Mais cette gouvernance fut fortement chahutée dans les premières semaines de la crise sanitaire, avant que Pékin ne reprenne les choses en main. Le contrat social reste cependant en question, et sera suspendu à la reprise de l’activité économique et le retour de la croissance. Dans les premières semaines de crise sanitaire, les réseaux sociaux chinois ont multiplié les signes d’inquiétude mais aussi de défiance, avec des témoignages de lanceurs d’alertes et l’évocation de retards autant que d’un manque de transparence. Ce n’est pas parce que le régime chinois est autoritaire qu’il n’existe pas dans ce pays, de façon sectorielle, de lieux de contestation, et la gestion du Covid-19 en fut un. Cependant, après une période de critiques, le pouvoir central a repris les choses en mai début février, en limogeant des responsables locaux et en renforçant le contrôle des informations circulant sur les réseaux sociaux. Xi Jinping, qui fut pendant deux semaines en retrait, réapparut de manière habile au moment où la situation semblait mieux contrôlée. Cependant, il serait précipité de considérer qu’il sort vainqueur de cette crise sanitaire, qui a permis à son Premier ministre Li Keqiang – un homme de Hu Jintao, pas de Xi – d’être au centre de la gestion (il visita notamment Wuhan dès janvier), et laisse présager des rivalités en interne. Par ailleurs, si le pouvoir sort renforcé, il reste exposé aux résultats de l’économie, à la gestion de la crise de Hong Kong ou encore aux risques d’une « seconde vague » de Covid-19. Le pouvoir chinois a démontré sa capacité à gérer cette crise, mieux que le SRAS il y a deux décennies, mais il reste confronté à des défis que cette crise n’a fait qu’amplifier, aussi les effets se feront peut-être ressentir dans la durée, en fonction de l’habileté des dirigeants chinois.

La Chine a développé durant les derniers mois, une habile et agile « diplomatie du masque » qui a semblé mettre en exergue nos propres faiblesses et impréparation à faire face à la pandémie. Ces carences en matière de réponse concertée et solidaire ont notamment été criantes au niveau européen (notamment vis-à-vis de l’Italie). Par ailleurs, en anticipant l’impact de la pandémie sur le continent africain, à travers, la mise à disposition de masques, kits de tests, vêtements de protection.., la Chine semble creuser son sillon. Cependant, Pékin est désormais la cible de ceux qui dénoncent son « entrisme » diplomatique, comme c’est, notamment le cas des Etats-Unis qui ont quitté l’OMS pour protester contre la relative clémence de son directeur, Tedros Adhanom Ghebreyesus, à l’égard de Pékin. La Chine sort-elle sur le plan diplomatique plutôt affaiblie ou au contraire, renforcée ? La Chine aurait-elle déjà gagnée, comme le laisse à suggérer Kishore Mahbubani, auteur du prophétique « Has China Won ? »

La Chine a rapidement évalué les possibles opportunités à saisir en sortant le plus vite possible de la crise et en se projetant à l’international, tandis que d’autres grandes puissances, les Etats-Unis en particulier, se repliaient sur elles-mêmes et laissaient en suspens leur politique étrangère. Il est d’ailleurs intéressant à ce titre de noter que la Chine s’adapte à la politique étrangère américaine, et profite de la vacance du leadership américain quand Washington ne peut pas, ou ne veut pas, prendre des initiatives à l’international. C’est exactement ce que nous observons à l’occasion de cette crise qui est ici, comme sur d’autres sujets, un révélateur à grande échelle et un accélérateur de réalités qui étaient déjà observables auparavant. Comme souvent, la Chine s’appuie sur deux caractéristiques pour relancer cette « grande séduction » : d’une part un soft power mis en avant par un discours modéré et favorisant la multipolarité ; d’autre part des moyens financiers considérables, et dont les autres grandes puissances ne disposent pas. La « diplomatie du masque » s’inscrit ainsi dans la continuité de la stratégie de soft power chinois – pensée dès les années 1990 et mise en œuvre à partir des années 2000 – et de la Belt and Road Initiative (BRI), que nous présentons souvent comme les « nouvelles routes de la soie ». Détail intéressant, cette stratégie de main tendue ne se limite pas à quelques acteurs, mais se veut, comme la BRI, globale. Les pays européens, sévèrement frappés par la crise à partir de février, bénéficièrent ainsi de cette offensive de charme chinoise, mais c’est également le cas du continent africain, du Moyen-Orient ou de l’Asie du Sud-est (qui est cependant moins impactée à ce stade). Et si le président brésilien n’était pas Bolsonaro, ce pays serait sans aucun doute en tête de la liste des bénéficiaires de cette diplomatie du masque (qui concerne matériel médical et même équipes de soins en certains cas). Si ces aides sont bienvenues, il fait cependant ne pas se montrer naïf. La Chine a besoin de relancer une mondialisation dont elle est devenue le principal acteur, et c’est donc par nécessité plus que par choix que Pékin cherche à faire sortir au plus vite ses partenaires économiques et commerciaux de la crise sanitaire. Mais au final, c’est une Chine à la fois capable et volontaire qui est mise en avant, à un moment où le leadership américain fait défaut.

Est-ce que pour autant, comme l’affirme l’ancien diplomate singapourien Kishore Mahbubani, la Chine a gagné ? Le livre de Mahbubani s’inscrit dans la continuité d’autres travaux sur l’affirmation de la puissance chinoise. On peut par exemple mentionner le livre du britannique Martin Jacques, When China Rules the World, publié en 2010. Jacques avait à l’époque reçu de très vives critiques dans les cercles académiques occidentaux, qui lui reprochaient d’être un « panda kisser » (pro-Pékin), là où il semblait plutôt chercher de manière objective à démontrer que la Chine était en train « de gagner ». On peut mentionner également les travaux de Joshua Cooper Ramo qui avait identifié dès 2006 le consensus de Pékin et n’avait que peu été pris au sérieux à l’époque, ou le regretté Erik Izraelewicz auteur de Quand la Chine change le monde en 2005 et L’arrogance chinoise en 2011. Pour ma part, j’avais développé la question du soft power chinois dans Chine, la grande séduction en 2009 et la relation Washington-Pékin dans Une guerre pacifique en 2013. Mahbubani avance donc sur un terrain dans lequel il n’est pas isolé, et il bénéficie même, involontairement, du soutien du président des Etats-Unis, Donald Trump, ce dernier ayant déclaré en 2018 en réponse à une question sur les guerres commerciales avec la Chine que ces dernières ne datent pas d’hier, et que les administrations ayant précédé la sienne les ont perdues. Une autre manière de dire que la Chine a gagné, et que les mesures mises en place consisteraient ainsi à tenter d’inverser la tendance, mais pas d’anticiper.

Les défis chinois restent cependant importants, sur la scène intérieure comme on l’a vu mais aussi sur la scène internationale. L’hégémon chinois est ainsi l’objet de vives résistances en Asie, et l’image de Pékin est encore affectée par la nature du régime. Le rapport de force avec Taiwan et le problème de Hong Kong (nous y reviendrons) sont autant de limites à l’affirmation de la puissance chinoise, cette dernière étant contestée à ses marges et chez ses voisins. Reste que la Chine sort renforcée sur la scène internationale et, par le principe des vases communicants, les Etats-Unis en sortent affaiblis.

La pandémie semble avoir mis en exergue une confrontation de plus en plus criante entre Washington et Pékin. Alors que l’ONU va célébrer en octobre prochain, son 75ème anniversaire, le multilatéralisme fragilisé par sa difficulté à prévenir et stabiliser les zones de conflits, semble ainsi être devenu le nouveau terrain de jeu de la diplomatie chinoise, à l’aune de ce qu’elle ne cessait de dénoncer, à savoir sa sous-représentation. Le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian indiquait, à cet effet, il y a quelques semaines, dans un grand quotidien du soir, en « paraphrasant » Clausewitz, que la « pandémie est la continuation par d’autres moyens de la lutte entre puissances » ? Va t-on, ainsi, vers une contraction des relations internationales (ChinAmerica) ou un éparpillement (à travers la concurrence et l’émergence de nouvelles instances de régulation du système international – G20 ; BRIC’s ; mais également les organisations sous-régionales, telles que l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), la Conférence pour l’Interaction et les mesures de Confiance en Asie (CICA)…-, dont Pekin pourrait aussi bénéficier ?

La « Chinamérique », ou G-2, est une idée avancée dans les années 2000 pour décrire une nouvelle bipolarité, un équilibre mondial articulé autour de Washington et Pékin. Cette idée est aussi à l’origine des interprétations, parfois hasardeuses, sur une « nouvelle guerre froide ». Cette idée n’est donc pas nouvelle, elle semble même assez dépassée, mais elle fut pourtant l’objet d’un ouvrage publié récemment par Graham Allison, politologue américain plus connu pour ses travaux sur l’Arms control que l’Asie, dans lequel il invoque le piège de Thucydide pour prophétiser une transition de puissance qui conduirait à une confrontation. Et avec la crise du Covid-19, la mention de guerre froide a envahi la sphère médiatique, témoignant sans doute d’un binarisme que la fin de la guerre froide – la vraie – n’est pas parvenue à effacer. Qu’il s’agisse d’une guerre froide ou d’un conflit ouvert, cette lecture de la relation entre les deux pays, assez en vogue outre-Atlantique et invoquée plus que constatée dans les cercles atlantistes, me semble très inappropriée pour de nombreuses raisons. D’abord, il n’y a pas aujourd’hui de lutte idéologique entre la Chine et les Etats-Unis, or l’idéologie était précisément au cœur de la guerre froide. On constate par ailleurs une très grande dépendance mutuelle – pas une interdépendance pour autant, ce qui était précisément l’argument de ceux qui voyaient se profiler une « Chinamérique » – entre Washington et Pékin, l’un et l’autre évoluant dans le même système-monde, or la guerre froide était une opposition de deux systèmes-monde. La guerre froide fut une rivalité revendiquée par les deux principaux intéressés, ce qui n’est pas le cas actuellement, puisque seul Washington semble adhérer au principe d’une confrontation de type-guerre froide. Les alliances, au cœur de la bipolarité, sont aujourd’hui remises en cause côté américain, et difficiles à composer côté chinois. On ne relève pas ainsi deux blocs en compétition comme ce fut le cas entre 1945 et 1991.

La multipolarité a également montré ses limites, et des plateformes comme le G-20 ou le G-8 (redevenu G-7, ce qui est significatif) sont de plus en plus contestées, comme le sont les organisations onusiennes. Nous vivons dans un monde où les désaccords prennent le dessus sur la coopération, et où les actions unilatérales s’imposent face à la multipolarité. Dans ce décor, les sombres prophéties de Ian Bremmer sur le G-zéro semblent malheureusement plus en phase avec les déséquilibres mondiaux que nous observons. Ce G-zéro signifie une absence de leadership, un concert des nations articulé autour de tensions et rivalités plus que la coopération entre les puissances. Il signifie aussi des zones d’influence et une implication à la carte, en fonction de l’évaluation de l’intérêt national et de la prise de risque. Et d’autres termes, sur certains dossiers des puissances comme les Etats-Unis et la Chine pourraient coopérer, tandis qu’elles seraient rivales sur d’autres et, en certains cas, absentes.

Ce G-zéro, architecture de la rivalité d’une certaine manière, suppose aussi que les grandes puissances cherchent à prendre l’ascendant sur les autres, en privilégiant certains dossiers sur lesquelles elles sont en position de force, et misant sur des partenariats régionaux ou mondiaux, sectoriels ou plus ambitieux. Mais dans tous les cas, il ne s’agit pas ici de recomposer des systèmes d’alliance, et les initiatives de Pékin en direction des BRICs ou de ses voisins dans le cadre de l’OCS répondent à un opportunisme plus qu’à une logique de bloc (le fait de trouver dans l’OCS des pays rivaux comme l’Inde et le Pakistan l’illustre bien). Les coalitions « à la carte » et les alliances de circonstance, tout autant qu’un leadership fluctuant, semblent traduire l’équilibre – ou déséquilibre – mondial dans lequel nous entrons.

A l’aune de la gestion erratique de la pandémie, la Chine semble avoir choisi la fermeté dans sa manière de communiquer. L’on fait ainsi référence, désormais à une diplomatie dite du « loup combattant » qui semble débrider quelque peu la puissance de la Chine que nous définissons désormais – au niveau de la Commission européenne – de manière ambivalente comme un « partenaire stratégique » mais aussi un « adversaire systémique ». Est-on à l’aune d’un changement durable de stratégie diplomatique de Pékin vis-à-vis de l’Europe ? Dans ce contexte, y a-t-il urgence et réelle possibilité à être moins dépendant commercialement et industriellement de la Chine ?

La puissance chinoise s’affirme, et ne se contente plus des chiffres élogieux d’une croissance économique soutenue – bien que ralentie désormais. Cela signifie que le sentiment de fierté nationale retrouvée, sans lequel on ne saurait comprendre le rapport de la Chine au monde depuis un siècle-et-demi, est aujourd’hui exacerbé, au risque de l’arrogance, quand on regarde la manière avec laquelle la Chine fait pression sur des pays plus faibles. Ce sentiment de fierté, qui puise sa légitimité dans l’ascension spectaculaire de la Chine et son retour sur le devant de la scène, s’exprime à la fois dans la population et chez les responsables politiques. On voit ainsi une diplomatie plus décomplexée et qui semble avoir abandonné les préceptes de Deng Xiaoping sur la nécessité de garder un profil bas sur la scène internationale. Mais le « petit timonier » avait fait cette recommandation au début des années 1990, et les temps ont bien changé en trente ans. Cette diplomatie plus agressive n’est pas nouvelle, puisqu’on relève depuis une quinzaine d’années de plus en plus de réponses au tac-au-tac de Pékin aux critiques, mais elle est de plus en plus visible, et avec les « loups combattants », en référence au film chinois à grand succès Wolf Warrior 2, les diplomates ont désormais pour mission, aux côtés de leur rôle comme exécutants du soft power chinois, de montrer la fermeté et la détermination du régime. Nous ne sommes effectivement pas habitués à ces pratiques, les diplomates chinois étant jusqu’à récemment restés très discrets, et ne permettaient pas de faire des commentaires sur les pratiques des autres pays, en vertu d’une non-ingérence systématiquement invoquée par la Chine. Mais quand on critique la gestion des EPHAD en France pendant la crise du Covid-19, il s’agit bien d’une ingérence. De tels incidents se répéteront, ils pourraient même se multiplier en ce qu’ils témoignent de cette affirmation de puissance de la Chine.

La question de la dépendance économique et commerciale est étroitement associée à ce phénomène, en vertu d’une équation très simple : plus un pays est dépendant de l’économie et des investissements chinois, moins sa marge de manœuvre est importante. Dans le voisinage de la Chine, on parle d’un hégémon et même parfois d’une néo-vassalité pour décrire un rapport de force déséquilibré à l’avantage de la Chine, cette dernière en tirant profit. Les incidents sont nombreux, et ont concerné des pays comme le Laos, la Mongolie (l’un et l’autre très dépendants de la Chine) et même, à l’occasion de la crise des THAAD en 2017, la Corée du Sud – Pékin avait alors engagé des mesures de rétorsion économique pour faire pression sur les choix stratégiques de Séoul. En Europe, certains pays sont plus « dépendants » de la Chine que d’autres, et leur marge de manœuvre s’en trouve ainsi plus limitée. Notons d’ailleurs à ce titre que la Chine agit ici comme n’importe quelle grande puissance, et on pourrait par exemple imaginer les mesures de rétorsion de Washington dans les années 1950 face à un pays bénéficiaire du plan Marshall qui aurait osé critiqué les desseins hégémoniques américains en Europe ! Mais dans le cas de la Chine s’ajoute à ce déséquilibre la nature du régime. Ainsi, est-il possible pour un pays très dépendant de Pékin de critiquer les violations des droits de l’homme, le traitement des minorités, le contrôle de l’information ou encore le discours martial à l’égard de Taiwan ? C’est pourquoi le partenariat avec la Chine, qui est une nécessité économique, ne doit pas se faire au détriment des valeurs et de la souveraineté politique des pays européens. Plutôt que de bomber le torse avec fierté et refuser en bloc ce partenariat – sans aucune alternative, rappelons-le, car la ré-industrialisation est une fable et les autres partenaires ne sont pas au niveau de Pékin – la bonne attitude consiste à établir une relation d’égal à égal, et à avancer sans naïveté, mais sans tentation de diaboliser non plus.

Pékin, semble vouloir « bomber le torse » vis-à-vis de Hong Kong, à travers le vote, il y a quelques jours, d’une loi sur la sécurité nationale (ndlr : à l’occasion du congrès de l’Assemblée nationale populaire de Chine) qui devrait mettre fin au statut de région administrative spéciale dont bénéfice pourtant l’ex-colonie britannique depuis 1997 et jusqu’en 2047. Dans le même temps, Pékin semble de plus en plus « offensif » vis-à-vis de Taïwan, comme en témoigne la dénonciation d’un accord de défense entre Paris et Taipei et le blocage que Pékin entend renforcer au niveau de l’OMS vis-à-vis de la demande de Taïwan d’y être pleinement associé, à l’aune de l’exemplarité de sa gestion de la pandémie. La Chine entend-elle profiter de la pandémie pour remettre en cause le système dit « d’un pays, deux systèmes », mis en place par Deng Xiaoping (ndlr : président de Conférence consultative politique et de la Commission militaire centrale de l’Etat, de facto chef de l’état chinois de 1978 à 1992) ?

La gestion de Hong Kong par la Chine nous apprend deux choses. D’une part que Pékin avance de manière brutale sur le territoire, avec sans doute l’erreur de ne pas mesurer les conséquences en termes d’image, y-compris en interne (le mouvement des parapluies, en 2014, avait on s’en souvient été suivi de près par les jeunes chinois, ce qui avait d’ailleurs engendré des mesures répressives). Cette attitude intransigeante n’est pas une bonne nouvelle pour les Hongkongais, mais elle n’est pas non plus à l’avantage de la Chine. D’autre part qu’il y a un grand écart entre Pékin et l’Occident sur les termes de l’accord de rétrocession et la période de liminalité dans laquelle est actuellement, à mi-chemin, Hong Kong. Le principe « un pays, deux systèmes » est l’équilibre de la liminalité fixée à cinquante ans, jusqu’en 1947. Mais à quoi doit ressembler Hong Kong au terme de cette période ? A l’Occident ? A la Chine ? La réponse est une évidence à Pékin, elle l’a toujours été, et elle est gênante dans les pays occidentaux, qui pensaient sans doute en négociant la rétrocession que la Chine se sera de toute façon démocratisée avant 2047. Mais le temps de la rencontre de 1984 entre Margaret Thatcher et Deng Xiaoping appartient à une autre époque.

Il est difficile de savoir si la Chine cherche à « profiter » de la crise sanitaire – elle l’a fait indiscutablement en annulant les festivités du 4 juin, en hommage aux victimes de Tiananmen, organisées chaque année à Hong Kong depuis 1990. Il est en revanche avéré que le contexte est marqué par de vives tensions, entre un Exécutif hongkongais pro-Pékin qui multiplie les provocations, comme la loi visant à interdire toute critique de l’hymne national chinois, et des manifestants déterminés et renforcés par leur succès électoral fin 2019. On voit d’ailleurs, derrière un discours intransigeant, comment les forces pro-Pékin restent mesurées face à un regroupement populaire important, en dépit des interdictions pour raisons sanitaires. Pas d’intervention de la police, et un évènement commémoratif par conséquent accepté de facto. La marge de manœuvre de Pékin est assez mince. Mais il ne faut pas non plus nourrir d’illusions. Le régime chinois ne laissera pas tomber ses projets à Hong Kong, et profitera de toutes les opportunités qui se présenteront pour accélérer l’intégration au système chinois. Et en 2047, si la Chine ne s’est pas démocratisée entre temps, Hong Kong ne sera plus une démocratie, à moins que la situation n’évolue dans une autre – et incertaine – direction.

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