ANALYSES

Renommons la PAC, politique alimentaire citoyenne

Presse
11 juin 2020
La crise du Covid19 a remis au goût du jour l’objectif de « souveraineté alimentaire ». A quelles conditions et à quelle échelle peut-il se traduire ?

Cette notion est, en effet, revenue au centre des débats à la faveur de l’actuelle crise sanitaire. Elle s’inscrit dans la montée en puissance d’une réflexion stratégique sur l’agriculture et la sécurité alimentaire. L’importance de ce domaine, parmi les atouts dont disposent la France et l’Europe, a suscité une reprise de conscience dans un monde qui s’est tellement transformé. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on nomme « souveraineté alimentaire ». Pour ma part, je la conçois en tant que souveraineté alimentaire solidaire.

Vouloir s’extérioriser implique certes d’être bon à domicile, c’est-à-dire capable de garantir une sécurité alimentaire individuelle et collective. On vient de le voir en France. C’est aussi parce que son secteur agricole est performant que le pays a su être à la hauteur de ce moment inédit du Covid19, dans un contexte contraint. Pour autant, un pays comme la France ne cesse pas d’avoir besoin du commerce international tant que certains produits comme le café doivent y être importés. Je ne crois pas en une démondialisation radicale de nos assiettes et de nos systèmes agricoles. Cette solidarité internationale n’est d’ailleurs pas que commerciale. Elle se manifeste également dans le partage des savoirs scientifiques. Nos écoles de formation d’ingénieurs agronomes attirent du public étranger tandis que des étudiants français partent.

La crise du Covid19 devrait nous inciter à plus de multilatéralisme et de coopération. Le pire serait que demain, l’injonction sanitaire née de cette crise se transforme en projet politique. La pandémie a paradoxalement obligé tout le monde à s’isoler pour être solidaire. C’est exactement le chemin à ne pas prendre si nous voulons articuler la souveraineté alimentaire à la nécessité de rester dans un monde ouvert. En géopolitique, la souveraineté ne signifie pas l’enfermement. Elle n’est en rien une opposition en soi à la mondialisation. Je perçois un véritable danger dans cette agitation autour de la souveraineté alimentaire comprise comme autarcie alimentaire qui romprait tout échange extérieur. Trop de personnes utilisent le concept à des fins idéologiques nationalistes. De Gaulle le disait avec raison : « Le patriotisme, c’est l’amour des siens ; le nationalisme, c’est la haine des autres. »

La crise sanitaire a néanmoins révélé un plébiscite de la production locale et des circuits courts. Des pays à vocation exportatrice devront-ils endosser un nouveau paradigme plus résolument tourné vers les marchés intérieurs ?

Il n’y a pas d’opposition de principe entre circuit long et circuit court. Selon la production et le territoire, les systèmes de représentation et de sécurité alimentaire se construisent différemment. On consomme le monde pour certains produits, quand d’autres vont générer du circuit court à tel moment de la journée ou de la semaine. On peut acheter ses pommes du midi au bout de sa rue et consommer une mangue le soir. De même, des circuits courts fonctionnent aux côtés de circuits longs. Des structures productives ou coopératives, ou des entreprises, pratiquent les deux circuits et cherchent la compétitivité dans l’un et l’autre. C’est dans une combinaison de solutions et de réponses, tant dans la production agricole et agro-industrielle que dans la satisfaction individuelle des consommateurs, que doit se situer le débat. On ne cesse de parler d’« alternatives » et c’est bien un défaut hexagonal. Faire du bio constituerait une alternative ? Non. Faire du bio est complémentaire du reste et tant mieux. Ceci vaut pour les habitudes de consommation. Si des consommateurs deviennent végans, d’autres consommateurs émergent.

Une diversification s’opère à chaque fois mais rappelons tout de même que « manger français » a aussi un coût. Une alimentation de qualité à portée de tous demeure un enjeu. Pour trop de gens dans ce pays, le problème n’est pas de consommer mieux ou moins mais de simplement consommer. Le débat public de ces dernières années a exagéré la question du vouloir d’achat en s’imaginant que celle du pouvoir d’achat était réglée. Rien n’indique, hélas, que la crise en cours et ses effets modifient la donne. Quand je demande à des étudiants, réputés sensibles aux thèmes de l’environnement et de l’égalité sociale, qui est prêt à payer plus cher sa nourriture, très peu de mains se lèvent.

Au niveau géopolitique, doit-on craindre que la pandémie serve d’arguments à certaines puissances – les États-Unis et la Russie en particulier – pour entraver le commerce mondial ou en aggraver les déséquilibres ?

Un grand déséquilibre se joue évidemment dans l’écart entre des régions du monde qui pourront continuer à produire, et d’autres vouées à produire de moins en moins alors qu’elles sont en croissance démographique, en stress hydrique et foncier, subissent de plein fouet le changement climatique et ne vivent pas toujours en paix. Cet écart constitue l’une des deux grandes dynamiques qui soutiennent la mondialisation agricole et alimentaire depuis vingt ans, et elle a obligé à rapprocher davantage l’offre et la demande. L’autre dynamique concerne des consommateurs, partout dans le monde, qui veulent consommer le monde. Le surgissement à grande échelle des classes moyennes et le désir de consommer de tout, tout le temps et à bas prix ont fait exploser la mondialisation alimentaire.

Dans ce contexte, aucun pays n’ignore plus l’importance d’être doté d’une agriculture la plus performante possible. On constate même une tendance, depuis dix ou quinze ans, de certains qui avaient un peu délaissé ce secteur d’activités à en faire à nouveau une priorité. Les émeutes de la faim de 2008 expliquent en partie ce choix. Quant aux grandes puissances, l’agriculture et la sécurité alimentaire n’ont pas cessé de les mobiliser, à domicile bien sûr mais aussi dans une optique de rayonnement international. La Russie en fournit le meilleur exemple. Pourvu de solides atouts agricoles et conscient qu’il y avait une demande mondiale, ce pays a vendu en quinze ans plus de céréales que d’industries d’armement. Idem au Brésil où l’ancien président Lula s’est fait le chantre d’une diplomatie agricole, commerciale et scientifique, dont l’Embrapa [équivalent brésilien de l’INRAE – ndlr] a été l’un des moteurs et qui a favorisé un net rapprochement avec certains pays africains. Les routes de la soie chères à la Chine portent, à leur tour, une dimension alimentaire évidente.

D’autres pays créent la surprise. Singapour, qui n’est pourtant pas une puissance de référence, est devenue une place boursière centrale pour les denrées agricoles sur le continent asiatique et abrite l’un des fonds d’investissement en agriculture les plus puissants de la planète. Cependant, les États n’ont pas le monopole de la puissance. Depuis une dizaine d’années, des entreprises multinationales investissent dans le champ de l’agriculture et de l’alimentation qui n’était pas le leur à l’origine. Les GAFAM et les géants du numérique chinois en sont la démonstration. La Fondation Gates est aujourd’hui très active sur la question du microbiote. L’entreprise chinoise Cofco est devenue un géant incontournable du négoce agricole international, non seulement en déplaçant des produits mais en investissant dans la logistique portuaire ou l’innovation. Malheureusement, d’autres sujets de la géopolitique agricole demeurent trop peu regardés. La 5G en est un. Le monde agricole génère beaucoup de datas et emploie beaucoup de technologies. L’Europe n’a pas fait du sien un champion de la 5G. Les territoires ruraux, donc les agriculteurs ou les industries dans ces espaces, auront-ils accès à la 5G ? Si oui, avec quel opérateur et quelle sécurité des informations générées ?

L’Union européenne, justement, s’apprête à renégocier sa politique agricole commune (PAC). Quels bénéfices et quelles carences ressortent de cette réforme annoncée ?

S’emparer du thème de la PAC suppose déjà de savoir si, en 2020 en Europe, l’envie d’Europe est toujours présente. Cette défiance envers l’Union européenne est l’autre grand facteur de résurgence du discours qui tient l’échelon local pour le seul pertinent et le considère comme la clé des réponses politiques à venir. L’Europe des 500 duchés a rarement été convaincante dans l’Histoire. Prépare-t-on une Europe à 27 ou à 500 ? Ce climat n’aide pas à construire et à promouvoir une politique agricole commune déjà très mal comprise, non seulement de la part de ceux qui ne font pas partie du monde agricole mais aussi de la part ceux que ce monde emploie et fait vivre.

Pour la PAC, je formule trois vœux. Premièrement, qu’elle adapte ses financements et ses priorités à un agenda stratégique européen global. Le projet de Pacte vert – et avec lui la stratégie Farm to Fork – porté par la Commission van der Leyen va dans le bon sens. Nous allons vers une PAC qui sera l’une des dimensions de ce Pacte vert. En sens inverse, on ne tiendra pas le pari de ce Pacte sans les agricultures européennes. Or, si le Pacte pose un objectif de long terme séduisant sur le papier, il ne fournit pas à ses acteurs les moyens économiques, scientifiques et techniques pour y parvenir. On donne un rendez-vous de long terme, mais pas les outils pour faire le chemin nécessaire. On ne peut pas, d’un côté, vouloir pour demain une agriculture qui reste productive et négliger, de l’autre, la recherche, la science et l’innovation en agriculture. Il y a là une question de cohérence, d’autant plus problématique que le budget proposé pour la future PAC se trouve raboté de 8 % par rapport à la précédente, en raison notamment de la sortie du Royaume-Uni. Le budget de la PAC va décroissant, selon une tendance à l’œuvre depuis trente ans.

Deuxièmement, j’estime qu’il ne faut plus parler de « politique agricole commune ». Ce concept ne parle à personne. Renommons-la « politique alimentaire citoyenne » si l’on tient absolument à garder le sigle PAC. Depuis le début de la construction européenne, encore aujourd’hui, et à plus forte raison demain avec l’objectif du Pacte vert et la stratégie Farm to Fork, cette politique vise à sécuriser les consommateurs européens. L’agriculture en soi intéresse peu. En revanche, tout le monde se préoccupe de l’alimentation. Le monde agricole a très mal vécu son déclassement socio-démographique, toujours est-il qu’il représente aujourd’hui 1 % de la population européenne quand un demi-milliard de citoyens européens mangent plusieurs fois par jour. Le coût réel de la PAC, de 26 centimes d’euros par personne, n’est pas si élevé mais on l’oublie du fait qu’on ne parle pas assez de politique alimentaire. Par ailleurs, la réforme envisagée recharge des possibilités de nationaliser cette politique commune. Ce n’est pas en créant des distinctions de modalités ou de modes opératoires du développement agricole qu’on cimentera l’esprit européen.

Troisièmement, l’Europe doit devenir ou redevenir géopolitique y compris dans le domaine agricole et alimentaire. Nous avons une politique agricole commune mais une politique agricole extérieure commune nous fait défaut. L’Union a sans doute trop multiplié les accords de libre-échange aux quatre coins du monde, avant d’en consolider certains, stratégiques, dans nos voisinages. J’ai toujours milité pour une régionalisation de la mondialisation, à travers, par exemple, des accords de libre-échange associant l’Union européenne à la Méditerranée et l’Afrique. En attendant, l’actuelle PAC s’exprime très mal à l’extérieur au plan commercial. Des produits agricoles exportés par l’Allemagne, la Roumanie ou la France rentrent en concurrence sur le marché mondial. Sur des enjeux de développement en Afrique, de constructions de filières en Asie, de rayonnement scientifique, ou de valorisation de modèles ou de normes, les pays européens se présentent en ordre dispersé sur la scène internationale.

L’Europe veut-elle exister comme puissance ? Elle pratique un suivisme exagéré vis-à-vis des États-Unis alors que le lien transatlantique est très précaire. Face à la Chine, elle oscille entre deux discours. L’un, totalement anachronique, considère la Chine comme un pays émergent alors qu’il est devenu incontournable. L’autre se borne à considérer la Chine comme un ennemi. L’Europe doit trouver sa voie d’indépendance et d’autonomie stratégique. Pourtant, depuis dix ans, rien n’a évolué et l’année 2020 débute sur le Brexit et une crise sanitaire qui a mis en exergue des vulnérabilités globales dans nos sociétés. D’où, encore une fois, ma crainte que cette crise du Covid19 ne débouche sur l’injonction politique consistant à dire : « Isolons-nous les uns des autres pour mieux nous porter dans le futur. » C’est oublier que la plus belle forme de mondialisation s’appelle l’Union européenne.

Faute d’une Europe plus solide, ses États-membres devront-ils supporter le poids de la mondialisation au prix d’une concentration encore plus forte de leurs filières agricoles ?

Nul doute, si l’on parle de la France, que les acteurs, tant publics et privés, du domaine agricole et alimentaire devront jouer davantage équipe de France, en Europe comme à l’international. Faute de quoi, chacun est trop petit. Aura-t-on, demain, des phénomènes de concentration nouvelle dans certaines filières ? Ce n’est pas impossible pour des raisons économiques et eu égard à des logiques de compétition internationale qui pousseront en ce sens. Or, une autre grande question se pose ici et elle vaut pour toutes les filières : qui va engager leurs restructurations, fusions ou modernisations ? Les acteurs du monde agricole ? Des acteurs français ? Des acteurs français mais non-agricoles ? Des investisseurs internationaux ? En somme, qui va croire en l’agriculture française et y investir dans ce futur proche ? Si, en France, plus personne n’y croit, d’autres pourraient être tentés de s’en charger et il ne faudra pas se lamenter de voir ce domaine d’activité capté par des acteurs extérieurs.

Ce scénario peut en dessiner un autre, bien plus pessimiste, d’une France voire d’une Europe sans agriculture, délaissée des acteurs tant internes qu’externes. Un continent sans agriculture, c’est un continent placé dans l’insécurité et dont les territoires non-urbains seraient dévitalisés. La question agricole est l’une de celles qui doivent nourrir le futur du monde. Cela vaut aussi pour l’Europe et la France. Sommes-nous capables de recréer un récit mobilisateur autour de ces questions alimentaires où les solutions se combineraient, les acteurs se fédéreraient et les citoyens se rassureraient ?
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