ANALYSES

Mort de George Floyd : l’anti-racisme, combat nécessaire mais explication radicalement insuffisante de la situation américaine

Presse
2 juin 2020
Après la mort de Georges Floyd, un afro américain décédé à la suite d’une nouvelle bavure policière, de nombreuses voix se sont élevées dans la manifestations aux États-Unis mais aussi sur les plateaux de télévision françaises pour dénoncer un racisme structurel aux États-Unis. Cette analyse suffit-elle à expliquer la question des bavures policières aux États-Unis ?

Il convient d’abord de préciser ce que l’on entent par « racisme structurel ». Le racisme d’Etat, comme on le décrit souvent, conceptualise un ordre social hiérarchique qui est étroitement associé à la manière de conduire la politique au profit d’un groupe dominant, selon Michel Foucault. Il s’oppose ainsi au racisme individuel dont les fondements et la pratique sont propres à chacun et qui ne se traduit pas nécessairement par une institutionnalisation politique. Il est donc structurel en ce qu’il sert de base à une idéologie distinguant des groupes – ou des races – et en les hiérarchisant, pour ensuite légitimer et parfois légaliser des pratiques discriminantes. Le nazisme pratiqua un racisme d’Etat en ciblant les juifs comme une race inférieure, et plus près de nous l’Afrique du Sud de l’Apartheid pratiqua également un racisme d’Etat en institutionnalisant la ségrégation raciale. La ségrégation raciale aux Etats-Unis était jusque dans les années 1960 institutionnalisée dans certains Etats, ce qui conduisit au mouvement des Civil rights. Dans ces différents cas, l’appartenance à un groupe victime de ségrégation se traduisait par des droits plus limités, voire nuls, pour certaines communautés.

Dans la situation actuelle, considérer que les Etats-Unis en tant qu’institution favorisent ce type de racisme structurel semble exagéré, et c’est par conséquent plutôt l’autre définition du racisme structurel, à savoir une hostilité systématique ou quasi-systématique envers certaines personnes en raison de leur couleur de peau ou leurs origines, qui semble mieux décrire le malaise profond que rencontre la société américaine. Cela signifie que c’est dans la pratique que le racisme s’exprime, et pas dans les structures politiques américaines ou des institutions hiérarchisées. Et cela se retrouve dans une forme de suspicion à l’égard de « l’autre », un délit de faciès en quelque sorte. Ainsi, on compte une surpopulation de noirs dans les prisons américaines. Sans doute l’assassin de George Floyd est-il, dans ce cas, raciste à la fois en tant qu’individu (comme semble en témoigner son profil et son passif) mais aussi du fait d’une suspicion à l’égard de sa victime que sa couleur de peau a rendu à ses yeux potentiellement coupable, là où il n’aurait pas traité de la même manière une autre personne. Il exprime ainsi à la fois un racisme individuel et un racisme structurel, mais cela ne signifie pas que c’est son institution, la police de Minneapolis, qui est raciste. On peut, sur la base de ce racisme institutionnel, faire mention des préjugés dont sont victimes les personnes de certaines races ou certaines couleurs, et c’est visiblement ce dont il est état dans le cas de la mort de George Floyd.

Le racisme structurel suggère également un racisme qui ne serait pas intentionnel, et qui s’exprimerait par la force des habitudes, distinguant notamment les blancs des autres peuples, en vertu d’un passé colonial fortement ancré dans les mentalités. Cette lecture apporte des éléments de réflexion intéressants, mais elle est aussi assez excessive en ce qu’elle pointe du doigt un suprématisme blanc qui ne serait pas seulement le fait de groupes extrémistes, mais porté souvent sans le vouloir par l’ensemble des blancs. Or, on voit bien que la mobilisation qui suit la mort de George Floyd ne se limite pas à une communauté, et que l’opinion publique est majoritairement soudée pour condamner ce crime racial. Ce qui doit nous interroger sur les motivations de ces manifestants, en plus de la condamnation d’un acte répréhensible. On voit derrière l’exaspération des manifestants une immense frustration, dont les inégalités sociales – amplifiées par la crise économique profonde dans laquelle entre ce pays, avec des dizaines de millions de chômeurs et quasiment aucune protection sociale, et par une crise sanitaire qui frappe fortement les plus démunis – sont le principal terreau. Ces classes laborieuses sont aussi des classes dangereuses, pour paraphraser l’historien Louis Chevalier. La discrimination à l’égard des plus défavorisés est une triste réalité américaine, et elle converge souvent avec la discrimination, à plus ou moins grande échelle, dont sont victimes certaines communautés. Mais d’un Etat à l’autre, on voit bien que ces communautés ne sont pas toujours les mêmes. Noirs, hispaniques… le racisme aux Etats-Unis n’est pas plus hiérarchisé à échelle nationale qu’il n’est institutionalisé, mais il est déterminé par des réalités locales.

Peut-on considérer les sociétés occidentales comme racistes ?

Pas plus que d’autres sociétés, en dépit de ce que ce « suprématisme blanc » étendu à l’ensemble d’un groupe d’individus, de manière arbitraire, laisse entendre. Et sans doute moins, compte-tenu du fait que l’Occident est bien plus multiculturel que la plupart des autres régions du monde. Prenez l’exemple de la Chine, où les non Han (le groupe ethnique dominant) sont des citoyens de second rang contraints à une acculturation plus ou moins forcée. Une dictature répondront les sceptiques. Dans ce cas, qu’en est-il de l’Inde, plus grande démocratie au monde, et qui se distingue aussi par un racisme souvent violent à l’égard de certaines communautés en raison de leur ethnie ou leur religion, les musulmans en particulier. Au Japon, les procédures d’immigration et, plus encore, de citoyenneté sont très difficiles et les petits actes racistes du quotidien, qui ne se traduisent pas nécessairement par de la violence – très limitée dans ce pays – mais par une curiosité au mieux, une suspicion au pire, sont légion. On retrouve le même phénomène dans quasiment toutes les sociétés asiatiques, au point qu’elles seraient, s’il faut faire des classements, « plus racistes » que l’Occident. Au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique latine, on dénombre des ségrégations raciales, des génocides, des violences inter-ethniques… Dans toutes ces régions, le racisme est une triste réalité, et cela montre bien qu’il ne s’agit pas d’un monopole de l’Occident.

Il y a ici beaucoup de confusion entre un sentiment – réel ou supposé – de supériorité du monde occidental basé sur ses conquêtes et sa domination du monde pendant plusieurs siècles, et le racisme. Certes les sociétés occidentales ont pour beaucoup été structurellement racistes à différentes époques, et pour des raisons parfois très différentes, mais elles n’ont pas inventé le racisme, et elles n’en ont jamais eu le monopole. Ce rapport de dominant et dominé et le sentiment de supériorité qui s’en dégage est avant tout social, et la question raciale est ensuite venue s’y greffer. Et c’est le cas dans toutes les sociétés, quelle que soit la couleur de peau, quelle que soit l’ethnie, quelle que soit la religion. D’ailleurs, on peut s’interroger sur un point. Si l’Occident est raciste par essence, structurellement, les actes racistes relevés dans d’autres sociétés seraient une forme de mimétisme, une tentative de recopiage de ce que fait l’Occident, reconnaissant ainsi implicitement la supériorité de ce dernier. C’est une grille de lecture très dangereuse me semble-t-il, et qu’on ne retrouve que dans les extrémismes radicaux.

Quelles réponses peuvent être apportées à la question du racisme aux États-Unis ?

Le racisme est une réalité profondément ancrée dans la société américaine, que même l’élection d’un African American, Barack Obama, n’a pas permis d’enterrer définitivement. D’ailleurs, Obama ne fut-il pas soupçonné par un certain Donald Trump de ne pas être un « authentique » américain, et contraint de rendre public son certificat de naissance pour prouver son américanité? Imagine-t-on un personnage public, à l’époque animateur de télévision, demander ainsi au président en exercice de prouver son américanité? C’est pourtant ce qui s’est produit, et s’il faut clairement y voir des affinités avec les mouvements White Suprematists que Trump n’a cessé de chercher à séduire à des fins électoralistes. cela ne veut évidemment pas dire que les Américains soient en majorités racistes, ni que les blancs le soient tous, y-compris à leur insu. Mais cela montre un profond malaise autour de cette question, en dépit d’un système politique démocratique, d’institutions fondées sur les libertés individuelles et le respect de chaque communauté… Une société communautariste, qui peine à identifier un socle national commun. Comme si être américain signifiait d’abord appartenir à une communauté, afro-américain, hispanique, irlandais, italien, juif… et trouver sa place au sein d’un ensemble plus vaste comprenant d’autres communautés. C’est une certaine définition du vivre ensemble qui a ses vertus en ce qu’elle n’établit aucune hiérarchie (et ne serait donc pas raciste, on y revient), mais qui a aussi ses limites dès lors qu’un sentiment de frustration gagne une ou plusieurs communautés. C’est ce qu’on retrouve actuellement, avec des blancs (les suprématistes, pas tous les blancs) qui se sentent frustrés d’une désinstrualisation qui les a poussés vers la pauvreté (dans la Rust Belt notamment), ou qui craignent une acculturation – comme si leur culture devait être assimilé à LA culture américaine, ou americana – et des noirs, comme des hispaniques, qui se plaignent d’être les moins favorisés, les plus frappés par le Covid-19, les plus atteints par les pertes d’emplois, etc. Des problèmatiques sociales qui deviennent des défis sociétaux, et face auxquels le communautarisme américain n’apporte pas de réponse. Cela nous conduit au constat que quand l’économie se porte bien, le communautarisme est érigé comme un système vertueux, et quand la crise guette, ce sont autant de barrières qui se dressent à l’intérieur même du pays. La crise que traversent les Etats-Unis est profonde, sans doute la plus grave dans l’histoire de ce pays, parce qu’elle révèle qu’à partir du moment où tout va mal, il n’y a plus vraiment de sentiment national, juste des invectives contre le camp d’en-face. Et c’est très inquiétant pour l’avenir de ce pays. C’est aux personnalités de montrer l’exemple, des figures non politisées qui peuvent véhiculer un message d’apaisement et tenter de ressouder une population plus divisée que jamais. La politique de Trump ne survivra sans doute pas à cette crise, et l’occupant de la Maison-Blanche pourrait être chassé par la petite porte en novembre. Mais s’il n’y a pas derrière lui un vrai changement porté par la société civile, et pas uniquement de belles promesses politiques, rien ne changera, et il y aura malheureusement d’autres George Floyd.
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