ANALYSES

La mangue, un plaisir coupable ?

Presse
3 juin 2020
Interview de Sébastien Abis - L'Opinion
Imaginons un instant que l’alimentation en France soit réduite aux seules productions de notre territoire national. Après tout, il serait très tentant de privilégier les circuits courts pour réduire l’empreinte environnementale de nos consommations. Jusqu’où serions-nous prêts à aller ? Pouvons-nous être capables de démondialiser complètement nos repas, et donc de ne plus laisser les variables de la diversité ou du plaisir s’inviter sur nos tables ? Prenons le cas de la mangue, un fruit très prisé ces dernières années.

Sa consommation s’est développée en France, à l’instar d’autres produits exotiques que sont l’avocat ou l’ananas. Si le volume reste faible, avec moins d’un kilogramme par habitant et par an, il est sans doute amené à progresser.

Il faut dire que ce fruit bénéficie de plusieurs tendances à l’œuvre. Tout d’abord ses bienfaits sanitaires : il apporte fibres, potassium, bêtacarotène, antioxydants, vitamines C et B6, soit autant de forces pour le bon fonctionnement cérébral et osseux. Protégeant des maladies cardio-vasculaires ou cancéreuses, mais aussi du cholestérol, la mangue rime avec santé pour beaucoup de consommateurs.

Ensuite, elle incarne cette soif de découverte culturelle à travers les pratiques alimentaires. Regardez ainsi à quel point la mangue est incontournable au sein du segment de restauration urbaine en pleine explosion du Poke Bowl, un plat composé d’aliments crus et frais en provenance d’Hawaï, une île pas vraiment proche de la France.

Soif de liberté alimentaire. C’est notre soif d’exotisme et de liberté alimentaire qui s’exprime avec la mangue. Alors oui, peut-être certains auront un doute en la dégustant, car elle aura parcouru des milliers de kilomètres pour arriver face à nous. D’autres savoureront le moment, à plus forte raison que le fruit reste coûteux et qu’il n’est pas si fréquent dans la plupart des foyers où les dépenses alimentaires demeurent scrupuleusement comptées. Avec une mangue dans l’assiette, la notion de plaisir semble donc omniprésente : plaisir de bien manger, plaisir de voyager, plaisir inhabituel ou plaisir coupable. Comment lui résister ? Quelle que soit la difficulté, revenons un instant sur certains faits à propos de la mangue.

Originaire des forêts indiennes, le manguier est d’abord un arbre sacré, pouvant atteindre 40 mètres de haut. Vénéré par les hindous, il est considéré comme un porte-bonheur, symbole d’amour et de fortune. Ses feuilles servent d’ailleurs d’ornements dans les maisons des jeunes mariés. Le manguier était également l’un des arbres privilégiés par Bouddha, qui appréciait son ombrage pour méditer sur l’avenir de l’homme.

Au-delà de ces dimensions culturelles, il faut souligner une géohistoire. Cultivé depuis plus de 4 000 ans, pouvant vivre pendant 400 ans environ, le manguier s’est propagé à partir du XVIe siècle quand les Arabes l’introduisent en Afrique et les Portugais en Amérique centrale et du Sud. Les Britanniques découvrent la mangue grâce à leur empire et aux échanges commerciaux qu’il génère.

En France, le fruit débarque tardivement et demeure réservé aux jours de fête. Sa cherté en fait un produit de luxe à part entière. Son accessibilité se renforce à la fin du XXe siècle. Comme sa consommation un peu partout dans le monde. Or, la production de mangue est cantonnée à peu de territoires.

De nos jours, 40 % des mangues sont cueillies en d’Inde. Celle-ci garde une immense partie de sa récolte pour les besoins domestiques : 2 % à peine partent à l’exportation. Il existe près de 300 variétés différentes dans ce pays. La production mondiale est estimée à 33 millions de tonnes par an. On retrouve des mangues dans les pays caribéens, au Brésil, au Pérou, au Mexique, mais aussi en Afrique (Malawi, Nigeria, Soudan, Kenya, Sénégal, Mali, Burkina Faso). Au cours des dernières années, la Chine et la Thaïlande ont fortement augmenté leur production.

Consommation locale. A tel point que sur le marché international de la mangue, c’est désormais la Thaïlande qui occupe la place de premier exportateur, avec un quart des volumes. Elle est suivie de près par le Mexique, puis par le Brésil et le Pérou. Ces quatre pays réalisent à eux seuls 70 % des exportations mondiales de mangues. Les grands importateurs se nomment Etats-Unis (30 % des achats), la Chine et l’Union européenne. Précisons que 6 % uniquement des mangues récoltées sur la planète partent dans les circuits du commerce international.

L’écrasante majorité de la production sert les consommations locales et domestiques. Mais vu la demande mondiale, il est probable que l’augmentation des productions serve demain à satisfaire les appétits sur tous les continents. Au Moyen-Orient, la mangue est très estimée. C’est la clientèle géographiquement voisine qui est ciblée par les opérateurs indiens. De son côté, l’Union européenne en importait 40 000 tonnes en 1990. Trois décennies plus tard, ce chiffre a été multiplié par dix. Les Pays-Bas jouent leur rôle traditionnel de hub logistique, à travers les cargos aériens atterrissant à Amsterdam ou les conteneurs réfrigérés qui sont déchargés sur les quais du port de Rotterdam.

Faisant partie d’une grappe de produits exotiques regroupant la goyave et les mangoustaniers, la mangue est désormais proposée en permanence ou presque sur les étals de France. Notre pays en achète environ 70 000 tonnes. Une partie provient des producteurs ouest-africains, qui, ne l’oublions pas, en tirent des bénéfices économiques. Le Pérou a néanmoins effectué une percée importante ces dernières années. De même que l’Espagne, qui en produit de plus en plus. Elle ne peut pas satisfaire l’ensemble de la demande européenne ou même française. Pour les distributeurs commerciaux en France, il conviendra demain de construire des chaînes d’approvisionnement qui puissent en même temps garantir la régularité des flux, maintenir des prix attractifs, limiter l’empreinte carbone et regarder au plus près les conditions sociales avec lesquelles se font les récoltes dans les pays fournisseurs.

Une équation géoéconomique bien complexe à résoudre. Sauf si l’on décrète que la mangue n’a plus à être présente sur nos tables ou dans nos verres, le tout local alimentaire étant devenu la norme. La prohibition de ce fruit pourrait alors générer une économie souterraine comme nous l’enseigne si souvent l’histoire au sujet des produits interdits. Nous ne vous l’avions pas dit ? Mangue, plaisir coupable…
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