ANALYSES

« La faiblesse du monde occidental a été un choc »

Presse
1 mai 2020
Interview de Pascal Boniface - QG
Avec la crise sanitaire liée au Coronavirus, assiste-t-on à un changement de fond au sein des relations internationales ?

Pascal Boniface : Disons qu’il y a, déjà, un vaste changement dans le monde, puisqu’un monde qui était globalisé, interconnecté, en mouvement perpétuel et en connexion permanente, se retrouve tout d’un coup immobile, avec des frontières qui ont ressurgi de partout. Le monde s’est stoppé. Il y a, effectivement, beaucoup de questions sur l’arrêt de la mondialisation. Dans tous les cas, le monde d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’il y a trois mois. Est-ce que, pour autant, les relations internationales ont changé ? On peut dire que les grandes tendances, à savoir la crise du multilatéralisme, et la compétition entre les États-Unis et la Chine, se sont accentuées. Elles n’ont pas été créées par cette crise du Coronavirus. On peut dire que cette crise est venue, à la fois, créer un monde tout à fait différent de celui qui préexistait avant son déclenchement, il y a à peine quatre mois, mais que les tendances stratégiques en mouvement sont, grosso modo, les mêmes.

QG : Pour le moment, l’Afrique est le continent le moins touché par la pandémie. Pour quelles raisons, et est-ce un avantage pour le monde d’après-Coronavirus, selon vous ?

Est-ce que l’Afrique est moins touchée parce que la vague ne l’a pas encore atteinte, ou bien pour des raisons de mouvement, des raisons de climat, des raisons de connexion ? Il est très difficile de répondre à cette question parce que la grande crainte, pour de nombreuses personnes, c’est que le continent africain soit le prochain touché, après l’Amérique du Nord, l’Amérique latine, l’Europe et bien sûr l’Asie. On ne sait pas encore si ça en restera là ou si c’est un simple retard. On ne sait pas si c’est une différence temporelle ou une différence structurelle. Aucun médecin, aucun virologue, ne sait répondre aujourd’hui de façon claire et définitive à cette question. Ce qui est la crainte de beaucoup, c’est que si le continent africain était touché à son tour, les structures médicales étant moins développées que dans le reste du monde, le Coronavirus fasse des dégâts, même si on sait que c’est un virus qui atteint plutôt les personnes âgées. Parmi les facteurs d’optimisme, la jeunesse de la population africaine, qui pourrait être à l’abri de cette crise. Parmi les facteurs de pessimisme, les structures sanitaires et sociales qui font que là-bas le virus pourrait frapper plus fort. En même temps, le continent africain a une habitude des pandémies, contrairement à nous. Parce que nous, là où nous avons souffert, c’est que nous pensions que ça ne pouvait pas nous arriver. Que notre richesse nous mettrait à l’abri. Que ce type de pandémie ne pouvait surgir qu’en Afrique ou en Asie, que l’Occident était protégé de cela. C’est un peu cet orgueil qui nous a coûté cher parce qu’on a été pris par défaut.

QG : Dans un billet de blog, vous affirmez que le monde occidental devrait apprendre la modestie après la crise du Covid-19. Est-ce à dire que l’Occident a été meurtri dans son orgueil ?

Complètement ! On était au courant que cette crise existait. Quand les Chinois empêchent des millions de personnes de se déplacer, la première réaction de l’Occident n’a pas été de dire qu’il y avait un danger, mais de dire que la Chine est une dictature, et que c’est pour ça qu’elle agit ainsi. On était vraiment persuadé que ceci n’allait pas nous atteindre, avec une morgue, et un vrai sentiment de supériorité. Et puis, il y a, d’un point de vue global et stratégique, ce que j’appelle l’occidentalisme. C’est-à-dire, la conviction que l’Occident est supérieur aux autres civilisations et qu’on peut encore, parce que nous avons dominé le monde pendant 500 ans, continuer à donner des leçons au reste du monde et agir comme si nous étions les maîtres du monde. Ce que nous ne sommes plus ! Parce que la globalisation a eu lieu, et que l’Occident a perdu, depuis longtemps, le monopole de puissance qu’il avait eu durant cinq siècles. Mais tout le monde ne se rend pas compte. Il y a des gens qui pensent encore que l’Occident peut dicter l’agenda international. Cette crise du Coronavirus devrait conduire le monde occidental à plus de modestie. Quand on voit des fosses communes à New York, des pays européens où les hôpitaux sont débordés et où on ne peut plus accueillir tout le monde, la faiblesse du monde occidental est forcément choc aux yeux du monde entier. On a vu sa fragilité. Or, d’un point de vue stratégique, une grande partie des problèmes existants en ce moment viennent du fait qu’une partie des occidentaux pensent que nous pouvons continuer à diriger le monde comme nous l’avons fait depuis le début du 16ème siècle jusqu’à la fin du 20ème siècle. Cette période est révolue.

QG : En raison du poids économique et géopolitique pris par la Chine ces dernières années, peut-on dire désormais que « quand la Chine tousse, le monde s’enrhume » ?

Oui. Quand il y a eu l’épidémie de SRAS en 2003-2004, la Chine faisait 4% du PIB mondial. La Chine s’était arrêtée et personne ne l’avait remarqué. Aujourd’hui, elle fait 17% du PIB mondial. Et quand la Chine s’arrête, même ses rivaux, comme les États-Unis ou le Japon, en souffrent économiquement. Le poids de la Chine dans les affaires économiques internationales, c’est quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à il y a une vingtaine d’années.

QG : Compte tenu de l’accélération des dissensions au niveau de l’Europe, est-ce qu’une fracture au sein de l’UE peut être à envisager prochainement, selon vous ?

Cette fracture existe, en fait, depuis très longtemps. C’est une fracture entre les pays, qu’on appelle maintenant les pays frugaux et les autres, mais elle existait déjà au moment de la crise de l’euro et, effectivement, elle pose la question du poids de l’Allemagne. Alors, il y a tout de même des choses satisfaisantes. La commission européenne fait un plan de relance qui permet d’éviter des faillites. En même temps, on voit les discussions autour de la dette. Est-ce qu’on aura une dette mutuelle, ou est-ce qu’on aura une dette nationale ? S’il y a une dette nationale, cela va accentuer la différence entre des pays fragiles comme l’Italie, l’Espagne, et des pays opulents comme l’Allemagne. Parce que l’Italie ne va pas emprunter au même taux que l’Allemagne, bien sûr. Si on a une dette commune, ça fait preuve de solidarité et ça permettra de moins étrangler les pays les plus fragiles. C’est un vrai test pour l’Europe ! Soit, on arrive à mutualiser la dette, que ce soit par des « coronabonds », ou par d’autres moyens. Soit, on ne parvient pas à le faire, et ce sera une faillite pour l’Europe.

Quelqu’un qui n’est pas exactement considéré comme un eurosceptique, Jacques Delors, a bien dit que c’était un test vital pour l’Europe, et que si on ne parvenait pas à agir de façon solidaire face à cette crise, elle pourrait être en danger de mort. Il y a, vraiment, un défi à relever. L’Europe a l’avantage d’avoir un comportement multilatéral, contrairement aux États-Unis. Mais, en même temps, son problème est sa profonde division. Ensuite, en son sein, il y a des pays comme la Hongrie, la Pologne, qui ne respectent pas les critères démocratiques, les critères d’un état de droit qui, normalement, sont à la base même de l’appartenance à l’UE. L’Europe n’est pas encore un acteur global parce qu’elle est aussi divisée sur l’attitude à avoir, tant vis-à-vis des États-Unis, que vis-à-vis de la Russie. L’Allemagne, qui pourrait être l’élément majeur pour aller dans un sens global, hésite toujours puisque madame Merkel craint que le marché américain soit fermé aux automobiles allemandes et par conséquent, elle hésite toujours à franchir le pas d’un véritable bras de fer avec les Etats-Unis. On peut d’ailleurs se demander si madame Merkel se serait prononcée contre la guerre d’Irak, comme l’avait fait Gerhard Schröder en son temps, en 2003. On a de toute façon un grand test qui arrive pour l’Europe : est-ce qu’on veut rester confiné dans un monde occidental, ou est-ce qu’on accepte de prendre nos responsabilités, dans l’hypothèse où Donald Trump serait réélu en novembre 2020, et de prendre donc réellement nos distances avec les États-Unis, pour ne pas être assimilés à eux dans un ensemble occidental ? Et cela, alors même qu’on n’est plus, au niveau international, sur la même longueur d’onde que les États-Unis.

QG : Quel genre d’influence le Covid-19, qui frappe lourdement les États-Unis, peut-il avoir sur l’élection présidentielle ?

Ça va dépendre des effets économiques. Si la crise continue à s’enraciner aux États-Unis, cela va compromettre les chances de réélection de Donald Trump. Celui-ci comptait faire campagne sur le thème de sa réussite économique, même si elle ne lui est pas due par ailleurs. La bonne santé économique des États-Unis est due au plan de relance que Barack Obama a mis en place en 2009-2010, à la découverte de pétrole et de gaz de schiste qui ont eu un effet boom sur l’économie américaine, et à la relance par la baisse des impôts, mais cet effet est provisoire, non durable. Mais s’il y a des millions de chômeurs, des millions d’Américains qui vont à la soupe populaire, Trump ne pourra pas se targuer d’un bon bilan économique. Alors, il fera comme d’habitude. Il va désigner des boucs-émissaires. L’étranger, l’autre, l’OMS, etc. Il faut se méfier car c’est un redoutable animal politique qui a remporté de nombreuses batailles qu’on disait perdues d’avance. Qu’il s’agisse de sa nomination par les Républicains, ou de l’élection présidentielle de 2016. Il serait bien prématuré de dire que l’élection américaine est déjà jouée et que Joe Biden peut déjà s’installer dans la Maison-Blanche. Surtout qu’il n’est pas certain qu’il soit un aussi bon candidat en campagne que l’est Donald Trump.

QG : L’un des effets économiques de la crise actuelle est la chute vertigineuse du prix du baril de pétrole sur les marchés. Comment l’analysez-vous ?

La crise du Coronavirus accentue celle du pétrole, mais ne l’a pas créée. Cette crise du pétrole existait déjà, avant que tout soit bloqué. Mais il est certain que quand vous n’avez plus d’avions qui volent, quand vous avez des usines qui ne tournent plus à plein régime, il y a trop de pétrole. Avec la découverte de pétrole de schiste, et la production américaine de pétrole qui est passée de 4 à 13 millions de barils entre 2010 et 2020, il y a un surplus de capacité, qui existait déjà avant la crise. Cette crise signifie l’arrêt de nombreux déplacements, notamment le trafic aérien qui est complètement bloqué, plus les déplacements internes qui sont, eux aussi, moins fréquents, tout cela vient accentuer le problème des surplus. C’est cette surcapacité pétrolière qui explique l’abaissement brutal du prix du pétrole. En plus, comme les pays producteurs de pétrole ont eu du mal à s’entendre pour baisser la production, que les États-Unis ne peuvent pas, juridiquement, la baisser car ce serait contraire à la liberté de production de chaque acteur économique, on peut penser que cette crise du pétrole va encore continuer, même si elle sera certainement atténuée lorsqu’il y aura une reprise des déplacements, d’une activité économique normale. Mais il n’y a pas de date prévue, pour l’instant, comme on sait. Cette baisse du prix du pétrole, spectaculaire, n’est donc pas éternelle. Depuis le début du siècle, on est habitué à des mouvements de yo-yo sur le prix du pétrole.

QG : Si le prix du baril se maintient toutefois à un niveau historiquement bas, peut-on craindre une instabilité politique générale chez plusieurs pays producteurs de pétrole ?

Il y a déjà des pays atteints qui sont en grave crise, et que cette baisse va encore plus déstabiliser. Je pense, bien sûr, à l’Iran et au Venezuela. Des pays comme le Nigeria ou l’Algérie sont, également, extrêmement fragiles. Mais même l’Arabie Saoudite l’est. Tous les projets de Mohammed Ben Salmane sont en suspens, puisqu’ils sont basés sur une rente pétrolière plus forte. Et même si la Russie dit qu’elle peut résister quelques temps à cela, les plans de Poutine sont contrariés. Il y a aussi des répercussions sur les États-Unis, puisqu’on peut s’attendre à un nombre important de faillites de sociétés pétrolières au Texas. Les sociétés américaines sont plus fragiles, car le coût d’extraction du pétrole de schiste est beaucoup plus élevé aux États-Unis que dans les pays traditionnellement producteurs de pétrole. Avec un prix du baril très bas, les sociétés américaines ne peuvent que faire faillite puisque le prix ne couvre pas leurs coûts de productions, estimés à 25 ou 30 dollars.

QG : Contrairement à la crise financière de 2008-2009, le monde du sport professionnel est à l’arrêt, comme le football ou la Formule 1. Quelles conséquences cela peut-il avoir, selon vous ?

C’est une grande première parce que, à part les guerres mondiales, le sport a toujours continué. Et même, y compris durant la Seconde guerre mondiale, il y a eu un championnat de France de football, il y a eu des compétitions sportives. On peut dire que le Coronavirus a eu plus d’impact sur le sport international que les guerres mondiales n’en ont eues. Il n’y a pas eu de Jeux olympiques durant les deux guerres mondiales, mais les championnats internes continuaient. Là, non seulement les Jeux olympiques ont été reportés, mais de nombreuses épreuves ont été annulées, et des championnats internes ont été stoppés. Cela frappe de plein fouet la structure économique du sport. Mais on sait que pour le moment, c’est surtout l’arrêt des retransmissions télévisées qui frappe le football, car les recettes pour les clubs viennent plus des droits télévisés que des recettes au guichet, même si celles-ci ne sont pas à négliger, notamment pour le coût des loges, etc. Donc, il y a un impact économique qui est très fort, et il y a de nombreuses structures qui s’en inquiètent. Si, par exemple, le Tour de France n’a pas lieu, il y a sans doute des équipes cyclistes qui vont disparaître, parce que c’est leur exposition majeure, évidemment. Il y a des clubs qui vont souffrir. Y compris au niveau amateur.

QG : Est-ce que cette crise du Coronavirus peut pousser à un changement dans la régulation du sport, de ses enjeux économiques et géopolitiques ?

Sur les enjeux géopolitiques, on va continuer à avoir de grandes batailles, à la fois d’affirmation nationale à travers le sport, et de fierté d’organiser des compétitions. Cela ne changera pas. Est-ce que, sur le plan économique, cela va arrêter la spirale inflationniste ? On voit qu’il y a des footballeurs qui ont accepté des réductions de leur salaire, d’autres non. On peut penser que lorsque la compétition reprendra, l’inflation viendra du flux d’argent, du fait que les télévisions sont prêtes, de plus en plus, à payer très cher pour avoir le monopole de certaines compétitions. Je ne suis pas sûr que cela change, à l’avenir. Il y aura, bien sûr, un jour où tout ceci s’arrêtera. Mais le Coronavirus me paraît simplement marquer une pause, parce que si les télévisions, les sponsors, sont toujours prêts à donner beaucoup d’argent aux clubs pour voir des compétitions, les acteurs du sport verront effectivement cet argent redistribué aux différents acteurs.

QG : Dans une vidéo que vous avez publiée sur le net, vous avez rendu hommage à Pape Diouf, ancien journaliste, agent de joueurs et président de l’Olympique de Marseille, mort du Coronavirus le 31 mars dernier. En quoi peut-il servir de source d’inspiration pour les jeunes générations, selon vous ?

Pape a été pendant très longtemps, pour reprendre sa propre expression, une « anomalie sympathique ». Il a été le seul noir, non pas seulement président d’un club professionnel en France, mais président d’un club professionnel en Europe. Il y a, quand même, une question à se poser : pourquoi il y a beaucoup de joueurs issus de la diversité, et très peu de dirigeants issus de la diversité ? Il peut être un exemple en cela. Je pense surtout que Pape était un exemple d’intégrité et de respect des engagements pris. Et dans un monde où le respect de la parole ne vaut pas grand-chose très souvent, où les gens sont prêts à trahir leurs engagements pour un bénéfice immédiat, il reste un exemple contraire et un guide moral. À la fois pour montrer qu’on peut très bien avoir un noir qui n’est pas joueur, qui préside un club, avec succès puisqu’il avait restauré, non seulement les finances, mais aussi l’image de l’OM. Et aussi pour montrer que le monde n’est pas uniquement fait d’opportunistes prêts à trahir tout le monde pour leur réussite personnelle.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin
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