ANALYSES

Et la Chine dévoila son ambition de dominer le monde

Presse
16 avril 2020
Dans un article daté du 14 avril, le quotidien chinois « Global Times », affilié au pouvoir central, explique que la crise sanitaire actuelle révèle les faiblesses structurelles occidentales et expose une mondialisation occidentale à bout de souffle. Selon le quotidien, l’heure de la Chine et de l’acceptation globale d’une mondialisation à la chinoise est arrivée. La Chine semble donc abattre ses cartes et révéler, au grand jour, ses visions hégémoniques. Mais pourquoi le faire maintenant, alors que le monde est plongé dans une lourde crise sanitaire ? La volonté chinoise est-elle de détourner de ses propres erreurs dans la gestion de la crise sanitaire ou plutôt de profiter de son aura actuelle face à une Amérique plus isolée que jamais ?

Barthélémy Courmont : On observe depuis quelques années une attitude plus décomplexée de la Chine dans sa relation avec le monde occidental, et la crise du coronavirus a eu un effet accélérateur de cette tendance. Plus qu’une affirmation hégémonique – l’hégémonie étant par ailleurs généralement accepté, ce qui n’est clairement pas le cas ici – le paradigme actuel ressemble à une affirmation de puissance, et la critique de tous ceux qui y sont hostiles. Après le profil bas recommandé par Deng Xiaoping et appliqué par ses successeurs Jiang Zemin et Hu Jintao, la Chine exprime ses objectifs et ses désaccords, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Dans le bras de fer avec les Etats-Unis en particulier, on a ainsi vu la Chine répondre de plus en plus au tac-au-tac, et cette tendance était déjà visible avant l’ère Trump, même si elle s’est consolidée depuis. Avec la crise du coronavirus, la Chine montre qu’elle n’accepte plus les critiques. On l’a vu récemment en France avec le compte twitter de l’ambassade de Chine à Paris, qui a mis en ligne des textes très virulents à l’égard des puissances occidentales, au point de pousser le ministre des Affaires étrangères à convoquer l’ambassadeur Lu Shaye. Pour autant, et cet article du Global Times l’indique, il ne s’agit pas d’un cas isolé, et si les voisins de la Chine sont souvent exposés à l’ire de Pékin – sur Taiwan, sur Hong Kong, sur le Tibet, les Ouïghours, etc – les pays occidentaux ne sont désormais plus en reste. Faut-il voir dans cette attitude plus décomplexée, et à certains égards plus agressive, une opportunité qui résulte des immenses difficultés auxquelles sont exposées les puissances occidentales, en particulier les Etats-Unis? Oui et non. Oui car la Chine a bien compris qu’il y aura, qu’on le veuille ou non, des vainqueurs et des vaincus dans cette crise et elle n’a pas l’intention de faire partie de la deuxième catégorie. Reprise des activités, renforcement de l’autorité autour de toutes les informations filtrant sur la crise sanitaire, affirmations en cascade sur Taiwan, affirmation de présence en mer de Chine méridionale… la Chine voit une opportunité dans la vacance du leadership que nous connaissons, et se substitue, d’une certaine manière, à la puissance américaine en déclin. Non car la Chine ne veut pas devenir une hyperpuissance et hériter du fardeau que ce statut impose. Pékin a suivi de près les déboires de Washington depuis deux décennies, et ne veut pas connaître le même destin. Dès lors, on ne confond pas affirmation de puissance au service d’un prestige retrouvé et recherche à tout prix d’hégémonie avec les risques de résistances que cela impose.

Emmanuel Lincot: C’est la dialectique du pauvre: porter des coups à l’Occident pour ne pas reconnaître ses propres erreurs. Que la Chine ait des prétentions hégémoniques affirmées n’est un secret pour personne. Que l’un de ses journaux de propagande l’avoue haut et fort est un aveu de faiblesse. C’est aussi un révélateur des tensions qui déchirent le Politburo et ses représentants à l’étranger qui appartiennent à des obédiences en réalité très différentes. Les idéologues du Global Times sont les plus fascisants. Très nationalistes, ils sont proches de la mouvance présidentielle. Jeunes ou moins jeunes, comme son fondateur Hu Xijin, pourtant ancien manifestant de Tiananmen et du libéral et dissident Liu Xiaobo, ils sont extrêmement arrogants comme un très grand nombre de diplomates chinois en poste à l’étranger. Leur posture a, au fil des années, radicalement changé. Il y a une vingtaine d’années, nous avions à faire à des gens mesurés comme l’ambassadeur Wu Jianmin qui a laissé en France un très bon souvenir. Les temps ont changé, le ton s’est durci et de mémoire, cette radicalisation a commencé dans les années 2000, après la mort de Deng Xiaoping. Pour revenir à la conjoncture actuelle, le pouvoir se protège par ces offensives très brutales. C’est encore une fois le symptôme d’une fragilité réelle y compris celle concernant la légitimité de Xi Jinping dont l’assise a été considérablement ébranlée dans la gestion de cette crise.

Plus qu’une simple volonté hégémonique n’est-ce pas là également deux modèles civilisationnels différents qui s’affrontent ? N’est-ce pas d’autant plus flagrant que la Chine a désormais les moyens d’imposer des valeurs différentes (on pense par exemple à l’éditing génétique) ?

Barthélémy Courmont : Nous assistons en effet à un grand écart dans les relations internationales, écart devant ici être entendu dans le sens des travaux de François Jullien sur les écarts civilisationnels. D’un côté, l’Occident n’a plus les moyens d’être le modèle dominant, et fait de plus face à une crise dé légitimité que cette crise sanitaire ne fait qu’amplifier un peu plus. De l’autre, la Chine est devenue la matrice du modèle – dans ses caractéristiques économiques, mais aussi par le biais des instances internationales – et pourtant elle n’en est pas l’instigatrice. Le temps du consensus de Washington appartient, pour les Chinois, au passé, et la possibilité de voir émerger un consensus de Pékin, dans lequel les rapports entre les grandes puissances et les sociétés en développement ne seraient pas articulés autour des valeurs démocratiques et de la bonne gouvernance, mais plutôt de l’efficacité et du développement, avance à grand pas. Là encore, le coronavirus n’apporte rien de nouveau, mais il accélère des tendances que nous observons depuis quelques années.

Emmanuel Lincot : C’est vers ce sens culturaliste que le Global Times voudrait nous conduire. La Chine, comme n’importe quel autre régime autoritaire dans le monde a une conception schmittienne des relations internationales. En référence à Carl Schmitt, elle se définit par la désignation d’amis et d’ennemis de la Chine sur le mode « Nous » et « Eux ». Les Etats-Unis procèdent de la même manière en usant de variations autour d’un même thème: démocratie contre dictature / Consensus de Washington contre Consensus de Pékin / Système néolibéral contre système protectionniste même si dans les faits, ces catégorisations se brouillent. Ce que nous pouvons observer c’est que la Chine a adhéré au système international de l’après guerre. Elle y participe pleinement au point de vouloir s’affirmer hégémoniquement dans la plupart des instances de l’ONU mais aussi par l’ambition de créer des institutions rivales comme l’Organisation de Coopération de Shanghai ou encore dans le domaine bancaire. Vieille stratégie: infiltrer les positions de l’ennemi et déployer une stratégie qui l’enveloppe, en même temps. Pour ce qui concerne les valeurs que défendent le régime de Pékin et c’est évidemment très important, nous ne les partageons pas parce que nous savons ce vers quoi l’éditing génétique peut conduire: clonage, surveillance systématique des individus, traçage au mépris de tout ce que nous avons acquis de haute lutte et qui fait de nous des hommes libres ! Non, nous ne sommes pas la Chine. Nous sommes le monde libre !

Alors que de nombreuses voix s’élèvent ces derniers temps contre le double-jeu chinois -on pense notamment aux critiques sévères adressées à l’OMS et aux Etats-Unis qui ont suspendu leur contribution financière à l’organisation- et que la Chine joue désormais cartes sur table, se dirige-t-on vers une guerre froide de civilisations ? A quoi pourrait ressembler cette phase plus conflictuelle ?

Barthélémy Courmont : La référence à la guerre froide me semble déplacée dans le cas de la rivalité actuelle, et pour de nombreuses raisons. Notamment parce que ce n’est pas un jeu à deux acteurs, mais une nouvelle multipolarité, certes chaotique et imprévisible à certains égards, mais qui n’a rien à voir avec la bipolarité. Les experts qui avaient prédit l’émergence d’un G2 ou d’une nouvelle bipolarité en sont revenus. En revanche, il est indiscutable que la compétition actuelle est un enjeu civilisationnel, et dont il est difficile de mesurer les contours d’ailleurs. Ainsi, la Chine voudra-t-elle proposer un modèle civilisationnel totalement différent de celui de l’Occident, ou ne risque-t-elle au contraire pas d’être tentée par une forme de mimétisme? D’ailleurs, quels sont les contours d’un modèle civilisationnel chinois? On évoque de plus en plus le concept du Tianxia, que l’on traduirait par « tout sous un même ciel », mais a-t-il vraiment sa pertinence dès lors que nous sommes confrontés à des conflictualités? De même, comment évoluera cette conflictualité, cela dépendra surtout des différents acteurs. Pour le moment, nous sommes dans une « guerre pacifique », une confrontation dans laquelle l’image a une importance particulière, et le piège de Thucydide que certains agitent semble une thèse plus qu’exagérée.

Emmanuel Lincot : Il y a la guerre des mots, laquelle précède puis accompagne des déchirements bien plus tangibles. Nous devons calmer le jeu et l’excellence, encore pour le moment, des relations entre la Chine et la France; notre pays parlant souvent au nom de l’Europe doit être mise au service d’un apaisement des relations entre la Chine et l’Occident. Dans le même temps, nous devons être vigilants et nous préparer à toutes sortes d’éventualités y compris la menace à terme d’un conflit.
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