ANALYSES

« Les grands acteurs pétroliers passent tous leurs coûts à la paille de fer »

Presse
7 avril 2020
Quel est l’impact de la pandémie de Covid-19 sur les marchés du pétrole et du gaz ?

C’est une situation tout à fait exceptionnelle en termes d’ampleur du choc. Ce qui est unique, c’est la réduction à la fois très forte et très brutale de la demande. A peu près la moitié de la population mondiale est confinée, on n’a jamais connu ça. Quand vous êtes confiné, évidemment vous ne prenez pas votre voiture tous les jours, vous ne sautez pas dans un avion, vous ne partez pas en croisière sur un bateau… La demande de carburant s’effondre en quelques mois. Lors de la dernière chute des prix, en 2015-16, il y avait un excès d’offre, comme maintenant, mais la demande mondiale n’avait pas baissé. On va très probablement voir en 2020 une baisse de la demande mondiale de pétrole, ce qui n’est pas arrivé  depuis 2009.

De combien va-t-elle baisser ?

Aux premier et deuxième trimestres 2020, où l’on prend le coronavirus en plein dans les gencives, la baisse de la demande pétrolière est considérable. Les projections actuelles, de l’ordre de 15 à 20 millions de barils par jour en moins, sont réalistes, même si la baisse de demande sera probablement moindre à l’échelle de l’année, avec la reprise de l’économie mondiale espérée au troisième et au quatrième trimestre 2020 après le desserrement des mesures de confinement.

L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) et ses partenaires, qui prévoient de se réunir en visioconférence jeudi 9 avril, peuvent-ils décider d’une baisse de production suffisamment significative pour rééquilibrer le marché ?

Il a été question d’une réduction de 10 millions de barils par jour, soit 10 % de la production mondiale. C’est l’équivalent de la production saoudienne avant augmentation, c’est absolument énorme. Jamais, dans l’histoire de l’Opep, on n’a envisagé une limitation de la production de cette importance. Leur dernière réduction, Opep et non-Opep cumulée, se montait à 2,1 millions de barils par jour. Mais l’enjeu est majeur pour les pays producteurs. A minima il faudrait ne pas produire plus, et si possible produire moins, voire beaucoup moins. Pour cela, il faut déjà arrêter cette guerre des prix et des parts de marché lancée par l’Arabie saoudite après le niet russe à la proposition de l’Opep lors du sommet Opep+ le 6 mars à Vienne.

L’Opep, Arabie saoudite en tête, était donc prête à abaisser encore la production ?

L’Opep avait proposé deux choses aux producteurs non-Opep, dont la Russie, qui coopèrent avec elle depuis fin 2016 : d’une part de prolonger jusqu’à la fin 2020 les accords antérieurs de réduction de la production, qui expiraient au 31 mars, et d’autre part d’ajouter une réduction supplémentaire entre avril et décembre 2020 d’au moins 1,5 million de barils par jour. Ce qui a posteriori parait très faible. Mais même ça, les Russes l’ont refusé. Ce qui a conduit les Saoudiens, furieux du départ des Russes, à dire « puisque les Russes ne veulent plus coopérer, moi aussi je vais jouer perso ».

Et l’Arabie saoudite avait les moyens de rehausser sa production…

… puisqu’elle avait assumé une bonne part du fardeau des réductions ces dernières années. Mais elle n’est pas pour autant prête à l’assumer de nouveau seule. Saudi Aramco a donc annoncé qu’à partir d’avril, elle baisserait fortement le prix de son pétrole à l’exportation et qu’elle allait rehausser sa production pour livrer 12 millions de barils par jour, ce qui a fait chuter plus encore les prix du pétrole. Le résultat de la baisse de la demande liée au coronavirus, du niet russe à l’Opep et de l’ouverture des vannes par l’Arabie saoudite a fait passer le baril de Brent de 68 dollars le 6 janvier à un creux de 22 à 23 dollars par baril cette semaine.

Les cours sont tombés assez bas pour que Riyad renonce à la guerre des prix, comme en 2016 ?

Lors des réunions de l’Opep fin 2014, puis mi-2015 et fin 2015, tout le monde s’attendait à des coupes de production. Par trois fois, l’Opep n’a rien fait. A ce moment-là, elle avait deux objectifs : reprendre des parts de marché au pétrole de schiste, et contraindre d’autres producteurs, dont la Russie, à participer à cet effort de régulation du marché.  La date de formation de l’Opep+, fin 2016, n’est pas un hasard. C’est après la chute des prix la plus forte de la période 2014-2016, au moment où le baril de Brent est tombé sous les 30 dollars le baril. A ce moment-là, plusieurs pays de l’Opep et d’autres non-Opep négocient ensemble des coupes de production, qui vont s’appliquer au 1er janvier 2017. Sur ses deux objectifs, l’Opep en a atteint un seul : la Russie a rejoint la table des négociations. En revanche les pétroles de schiste ne sont pas morts. L’Arabie saoudite, cette semaine, espère une nouvelle fois faire revenir la Russie.

Et la Russie, elle, attend un effort des Etats-Unis ?

C’est pour cela précisément que les Russes, début mars à Vienne, disaient que finalement ils pouvaient s’en tirer avec un prix du pétrole relativement bas. Mais ils pensaient peut-être à une quarantaine de dollars par baril de Brent. Or on est tombés à 22 dollars par baril le 30 mars. A ce prix, tous les pays souffrent. Peut-être les Russes ont-ils un peu sous-estimé l’ampleur de la crise de la demande et l’ampleur de la réaction saoudienne. La réunion à venir de l’Opep pose donc plusieurs questions. Un, la Russie et l’Arabie saoudite vont-elle se réconcilier ? Le 6 mars a fait mal, et les ego, nationaux et de personnalité – Vladimir Poutine et Mohamed Ben Salmane – ne sont pas des facteurs à négliger. Deux, est-ce que la Russie, qui a refusé le 6 mars une coupe assez modeste, va accepter une réduction beaucoup plus importante ?

Les Etats-Unis pourraient-ils se joindre à cet effort de réduction de la production ?

C’est la troisième grande question de cette semaine. D’une part les Etats-Unis ne font partie ni de l’Opep, ni de ces dix pays non-Opep (dont la Russie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Soudan, le Soudan du Sud, Oman, Bahreïn, etc.) qui depuis fin 2016 et jusqu’au 6 mars coopéraient avec l’Opep en vue de stabiliser le marché pétrolier. D’autre part, les Etats-Unis se revendiquent en tant qu’économie de marché. Ils n’ont pas de compagnie pétrolière nationale, 100% des compagnies sont privées. Ce n’est pas le Président qui leur dicte de produire plus ou moins. En outre, c’est contraire à la réglementation antitrust aux Etats-Unis. Donc si une compagnie pétrolière américaine allait discuter avec l’Opep de réduire sa production, son PDG pourrait se retrouver dans un pénitencier fédéral.

Il a quand même été question d’une représentation américaine à la prochaine réunion de l’Opep+ ?

De l’Etat du Texas seulement. Il n’y aura pas de représentant du gouvernement fédéral. Mais l’Etat du Texas a un organe de régulation, la mal-nommée Railroad commission of Texas, qui ne s’occupe plus de chemins de fer mais s’occupe toujours de pétrole et de gaz, avec un certain pouvoir de régulation à l’échelle de l’Etat. L’un de ses trois commissaires a pris contact avec la Russie et l’Opep, pour assister à leur prochaine réunion. Il ne peut s’engager que pour le Texas, mais c’est le principal Etat producteur de pétrole et de gaz aux Etats-Unis. Les trois commissaires ne se sont pas encore mis d’accord, mais le Texas envisage éventuellement de remettre en place des mesures plus vues depuis une cinquantaine d’années, qui consisteraient à limiter la production pétrolière de l’Etat.

S’attend-on à une décision dès cette semaine ?

Soit ce commissaire participera à la réunion [prévue le 9 avril, ndlr], soit sa présence flottera dans l’air, suite à des contacts téléphoniques au préalable entre les parties prenantes. Comme les discussions qui ont eu lieu ces derniers jours entre les présidents des trois principaux pays producteurs mondiaux que sont les Etats-Unis, la Russie et l’Arabie saoudite. A eux trois, ils représentent 40% de la production pétrolière mondiale. Même si les Etats-Unis ne sont pas représentés en tant qu’Etat fédéral, on s’attend à ce qu’ils mettent quelque chose sur la table.

Quoi qu’il en soit, la chute de la demande est telle que les compagnies pétrolières vont à nouveau devoir se serrer la ceinture. Leur reste-t-il des marges de manœuvre, après les coupes opérées depuis 2015 ?

Forcément, les grands acteurs pétroliers – et les moins grands – passent tout à la paille de fer : leurs prévisions d’investissement, leurs coûts de production… Mais effectivement la marge de manœuvre est réduite, parce qu’on part d’un prix du baril beaucoup plus bas et de coût déjà moins élevés. Quand, entre l’été 2014 et janvier 2016, le cours du Brent est passé de 115 à 27 dollars par baril, soit une chute de 75%, les compagnies pétrolières ont réduit drastiquement les coûts. Elles y ont laissé des plumes, mais elles en sont finalement sorties renforcées, avec des niveaux de point mort beaucoup plus bas. Elles ont d’ailleurs continué après, sachant que ce ne serait pas le dernier cycle baissier des cours du pétrole. Mais on ne peut pas réduire les coûts indéfiniment.

Les prix du gaz, eux, étaient déjà très bas avant la crise ?

Sur le marché nord-américain, ils sont très très bas, plus bas qu’ailleurs. Sur le marché européen ils sont un peu plus élevés, mais pas hauts en termes historiques. Et en Asie, les prix du gaz ont beaucoup baissé par rapport aux années 2013-14 où on a connu cette fameuse prime du gaz sur le marché asiatique car ces pays étaient prêts à surpayer le gaz pour s’assurer des approvisionnements. Puis, au bout d’un moment, ils ont refusé de continuer à payer leur gaz plus cher, dans un monde devenu plus concurrentiel. Le développement du GNL a aussi participé à mondialiser le marché gazier, qui jusque-là fonctionnait par marchés régionaux  – le marché européen, le marché américain et le marché Moyen-Orient-Asie, pour simplifier – même si cette division régionale n’a pas complètement disparu.

Dans les conditions actuelles, on a vu passer beaucoup de projections de réduction des investissements. Sait-on quelle proportion de ces projets abandonnés ou repoussés concerne des projets gaziers ?

C’est difficile à séparer. Les chiffres auxquels vous faites allusion, ces grandes compagnies qui annoncent que compte tenu de la situation liée au coronavirus elles vont réduire leurs plans d’investissement 2020 de 20% ou 30%, ne donnent pas la désagrégation par projet. Parfois, on sait combien représenteront les projets amont (exploration, développement de gisements et production) sur cette somme d’économies. Mais cette production concerne tant le pétrole que le gaz. C’est encore un peu tôt pour identifier les projets gelés. Il y a quand même eu fin mars une annonce du groupe anglo-hollandais Royal Dutch Shell, qui ne prendra finalement pas la participation de 50% envisagée dans le projet Lake Charles de gaz naturel liquéfié en Louisiane (Etats-Unis). C’est un important projet d’exportation de GNL, d’une capacité de liquéfaction prévue de 16,5 millions de tonnes par an à destination de plusieurs marchés internationaux. Ils n’ont pas lié ça directement au coronavirus, mais il est évident que les compagnies pétrolières et gazières ont besoin de préserver du cash et d’augmenter leur résilience dans la situation actuelle. A ma connaissance, c’est l’un des premiers renoncements à des grands projets gaziers « compte tenu des conditions actuelles de marché », pour citer exactement Shell. Ce ne sera pas le dernier.

A quel point les prix du gaz restent-ils corrélés à ceux du pétrole ?

Le lien reste fort, à travers un certain nombre de contrats d’exportation à long terme dans lesquels les prix du gaz sont indexés sur ceux du pétrole ou des produits pétroliers raffinés, souvent avec un délai de quelques mois (assez fréquemment six mois). Cette indexation est certes moins systématique qu’il y a quelques années, mais cela reste important de par la durée de ces contrats. L’effondrement des prix du pétrole, depuis le début de l’année 2020, va donc entraîner une forte baisse des prix du gaz dans quelques mois.

Faut-il s’attendre à des renégociations de ces contrats ?

Comme tout contrat, ils peuvent être renégociés en cours de validité, mais il faut que l’autre partie soit d’accord, ce qui n’est pas l’intérêt des acheteurs dans ce cas.

L’essor du gaz naturel liquéfié a quand même rendu possibles les arbitrages ?

C’est vrai, on voit croître la part des échanges court-terme et spot, notamment avec la montée en puissance du GNL qui permet plus de flexibilité que les échanges par gazoduc. Mais on ne peut pas effacer l’historique d’un coup de torchon. Les contrats long terme régissent encore la majeure partie de ces échanges gaziers et leur attrait reste important.

Ces contrats de plusieurs années donnent une visibilité en termes de débouchés aux producteurs – qu’ils soient des pays, des compagnies nationales ou des compagnies pétrolières et gazières privées – et ces promesses de débouchés facilitent la recherche de financements. Quand ils vont voir des banques en disant « nous sommes des producteurs de gaz, nous avons signé un contrat sur les dix prochaines années avec des prix indexés sur le pétrole », ce n’est pas la même chose que de dire « nous avons des acheteurs pour les six prochains mois, veuillez financer notre projet ».

Faut-il s’attendre à voir les prix du gaz et du pétrole diverger plus largement après ce genre de crise ?

Les pays producteurs, notamment ceux réunis au sein du FPEG (Forum des pays exportateurs de gaz)  restent quand même relativement attachés à l’indexation des prix du gaz sur le pétrole, pour plusieurs raisons. L’une est assez simple : ces pays sont souvent exportateurs à la fois de gaz et de pétrole, qui sont souvent produits en même temps. Alors que les acheteurs sont de moins en moins convaincus qu’il faut maintenir ce lien gaz/pétrole. Quand on renégocie les contrats, on regarde souvent d’autres possibilités en termes d’indexation. S’il n’y avait que des contrats court-terme dans le gaz, les cours du pétrole ne seraient probablement pas une donnée très importante, mais ce n’est actuellement pas le cas.
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