ANALYSES

« Dans cette crise, Trump maîtrise plus que jamais sa stratégie électorale »

Presse
4 avril 2020
En refusant de prendre des mesures drastiques face à l’épidémie, Donald Trump semble considérer que les dégâts économiques seraient plus préjudiciables à sa réélection que les dégâts sanitaires. Son calcul peut-il être gagnant ?

Marie-Cécile Naves : Je crois qu’il faut distinguer deux Donald Trump, celui des discours et celui de l’action. Dans les faits, sa gestion du Covid-19 est très mauvaise. Il a commencé par nier puis a minimisé la gravité de la pandémie, dans une absence totale de prise en compte des enjeux liés à la protection de sa population. Il refuse toute mesure de confinement au niveau national, même s’il l’avait un temps envisagé pour l’État de New York avant d’abandonner l’idée. De plus, il n’a annoncé aucune extension exceptionnelle des mesures de couverture médicale et continue même de s’opposer à l’Obamacare.

De l’autre côté, le Trump des discours semble plutôt gagnant. Il met en scène son leadership, occupe tout l’espace médiatique avec des conférences de presse quotidiennes et joue sur son image viriliste, guerrière face à la crise. L’élection va se jouer sur le fait de savoir si Trump peut l’emporter malgré sa mauvaise gestion ou grâce à sa maîtrise du récit. Quel Trump prédominera ? Celui de la réalité objective ou celui qui se vantera d’avoir sauvé 2 millions d’Américains si l’épidémie ne fait « que » 100 000 morts ?

Par ses outrances et son mépris de la réalité, Donald Trump dicte plus que jamais l’agenda médiatique et politique. Depuis 2016 et son élection surprise, ses adversaires n’ont toujours pas trouvé la clé pour contrecarrer sa stratégie de communication. Comment l’expliquer ?


La différence, c’est qu’aujourd’hui tout le monde sait qu’il peut gagner. Il n’y a plus l’incrédulité de 2016 de la part des grands médias, qui sont très vigilants mais sont malgré tout bien obligés de parler du président des États-Unis lorsqu’il s’exprime, c’est-à-dire tous les jours… Non seulement Trump rejoue la même stratégie qu’en 2016, mais il l’accentue. Il a acquis une connaissance du milieu politique qu’il n’avait pas il y a quatre ans. Et il use des mêmes ressorts communicationnels : reprise des codes de la téléréalité, mise en scène de sa personne, dramaturgie feuilletonante. Il faisait il y a quelques jours une démonstration du fonctionnement d’un test pour le Covid-19 : on se serait cru en plein téléachat. Il maîtrise plus que jamais cette stratégie.

Donald Trump a aussi une capacité à retourner la réalité à son avantage sur le plan discursif qui est fascinante. Il y a un mois encore, il disait que le coronavirus était un canular, avant de changer de discours. Mais il nous a habitués à l’instantanéité de sa communication et plus rien ne nous choque ou presque. Il existe un très fort sentiment anti-Trump dans la population américaine, essentiellement chez les sympathisants démocrates. Mais à quel point les modérés et les électeurs indépendants se sont-ils habitués à ses excès ? Jusqu’où dans l’électorat a-t-il réussi à imposer son style et sa manière de raconter le réel ? Ce sera une question cruciale pour sa réélection.

Avec plus de 10 millions de personnes inscrites au chômage en deux semaines et trois quarts des Américains vivant déjà plus ou moins confinés, la crise sanitaire et la crise économique ne devraient-elles pas tout de même être au cœur de l’élection présidentielle ?

Ça va jouer, bien sûr, mais Trump sait que de mauvais résultats économiques (et boursiers) ne seraient pas bons pour lui et il développe toute une rhétorique et une stratégie identitaires en vue de l’élection, encore plus fortement qu’en 2016. Il parle de « virus chinois » à propos de la pandémie, de fermeture des frontières, tient un discours anti-migrants. Tout cela tient du mythe plus que du réel, mais encore une fois : toute la question sera de savoir à quel point le réel déterminera l’élection.

Étendre la couverture santé aux plus pauvres faisait partie du programme de nombreux candidats à l’investiture démocrate, alors que 27,5 millions d’Américains ne possèdent aucune assurance santé. L’épidémie de Covid-19 peut-elle influencer la primaire démocrate – aujourd’hui suspendue et que Joe Biden semblait assuré de remporter ? Cette thématique peut-elle porter les démocrates lors de l’élection présidentielle ?

Bernie Sanders pense que l’épidémie peut justifier son agenda social, il continue de communiquer sur son projet de Medicare for all, son système de santé universel, qu’il présente comme une solution inévitable. Joe Biden aurait tout intérêt à « gauchiser » son discours sur ce sujet. Il prévoit de consolider l’Obamacare mais cela semble bien peu ambitieux vu le contexte… Mais Biden donne globalement l’impression d’être à la traîne. Sa stratégie de communication est old school, timide, sur le fond et sur la forme. Il est très peu actif sur les réseaux sociaux, surtout par rapport à l’omniprésence de Trump. Malgré tout, les sondages nationaux lui sont aujourd’hui favorables, même si cela ne signifie pas grand chose. Tout dépendra du vote de quelques États clés.

Le caractère brutal et extrême de cette crise peut-il agir comme un catalyseur sur l’opinion américaine ? Le socialisme, représenté par Bernie Sanders et d’autres élus, comme la très médiatique Alexandria Ocasio-Cortez, semblait atteindre un niveau de popularité inédit dans le pays avant même que l’épidémie n’exacerbe les inégalités…

L’hypothèse qui me paraît être la plus probable, c’est que cette crise amplifie la polarisation de la société américaine. La volonté de mieux redistribuer les richesses rencontre l’adhésion d’un part grandissante de la population mais surtout chez les moins de 35 ans démocrates et très éduqués. De l’autre côté de l’échiquier politique, le repli sur soi et la défense des libertés individuelles sont aussi exacerbés. La hausse phénoménale des ventes d’armes à feu depuis le début de la crise est à ce titre révélatrice de cette tentation ou anticipation du repli sur soi et du rejet de l’Autre. La société américaine est très clivée, et Trump a amplifié cette polarisation. Tout le pari de Joe Biden est de tenter de réconcilier, de rassembler ces deux Amériques.

Mais c’est très compliqué d’anticiper une évolution globale, car les États-Unis sont tout sauf une nation monolithique. Entre un fermier du Colorado et un cadre new-yorkais, il n’y a rien de commun. Il y a de plus un effet générationnel très fort : les moins de 20 ans sont une population extrêmement multiculturelle aux États-Unis, c’est un changement majeur. C’est aussi une génération très engagée sur l’écologie, ouverte sur le monde. Avec la pandémie, il y a un bouillonnement intellectuel très fort, mais il est impossible de dire ce qui en sortira en termes politiques. Il est aussi possible que cela prenne la forme d’un nouvel engagement militant, associatif ou communautaire, sans que cela se traduise directement d’un point de vue électoral.

Au cours de son mandat, Donald Trump est sorti de l’accord de Paris sur le climat, a censuré les scientifiques, mis à mal la coopération internationale, a subi un procès en destitution pour « abus de pouvoir » et « entrave à la bonne marche du Congrès » avant d’être acquitté par sa majorité. Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des Représentants, l’accuse d’être une « menace pour la démocratie ». Peut-il aller encore plus loin s’il est réélu en novembre prochain ?

Si Donald Trump est réélu, son sentiment de toute puissance et d’impunité sera exacerbé. Il s’efforce déjà de mettre les institutions américaines au service de son pouvoir personnel et de ses intérêts économiques. Trump reste avant tout un homme d’affaires et une marque. Tout ce qu’il pourra tenter pour profiter des failles constitutionnelles, tout ce que les institutions lui permettront de faire pour ses intérêts personnels, il le fera s’il est réélu.

Étant données les circonstances, il est probable que son second mandat serait encore plus axé sur l’« Amérique d’abord ». Sur le plan intérieur, il peut être tenté par l’autoritarisme. Le premier ministre hongrois, Viktor Orban, qui a profité de la crise sanitaire pour se donner les pleins pouvoirs, pourrait lui donner des idées… Le plus inquiétant avec Trump, c’est qu’il reste imprévisible, on peut vraiment s’attendre à tout. Il y a donc toutes les raisons d’être inquiet pour la démocratie américaine. Sa réélection serait également inquiétante en termes de banalisation de son discours de haine, de mépris de la démocratie, de recul pour les droits des femmes et des minorités…

Mais les choses restent très ouvertes pour l’élection de novembre. Il est possible que l’élection présidentielle et législative, au Congrès, confirme le vote de 2018 en faveur des Démocrates. La crise sanitaire et économique, qui va être un sujet de campagne, peut aussi leur permettre de battre Trump. Surtout, il est probable que la crise que nous vivons en ce moment n’ait rien de ponctuelle. Elle a toutes les chances de n’être que la première d’un cycle de crises rapprochées, qu’il s’agisse du retour saisonnier du même virus, d’une autre épidémie, ou d’une des crises environnementales qui nous menacent. Le rapport à la politique va nécessairement être amené à changer pour de très nombreuses personnes dans les années à venir.
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