ANALYSES

Le Covid-19 va-t-il faire dérailler les chaînes alimentaires mondiales ?

Presse
31 mars 2020
Interview de Sébastien Abis - L'Opinion
La mondialisation alimentaire engendre des dépendances, mais elle est aussi une réponse aux attentes des consommateurs et aux besoins de sécurité dans le monde. Nombre de pays n’ont pas les capacités de satisfaire leur demande nationale avec les seules productions domestiques.

Il est trop tôt pour s’aventurer sur l’après crise et le processus de démondialisation que certains annoncent d’ores et déjà. Tout au plus peut-on présager que des prises de conscience et des inflexions auront lieu à propos des grands piliers de la sécurité humaine et des secteurs qui s’avèrent partout essentiels à la vie des populations. L’alimentation compose avec la santé un binôme stratégique dont toutes les nations ont besoin. Il y va de leur stabilité et de leur souveraineté.

A celles qui l’auraient oublié, la crise actuelle du Covid-19 sonne comme un puissant rappel prospectif. L’histoire nous enseigne que des sociétés se sont effondrées quand les insécurités sanitaires et/ou alimentaires ont été trop grandes pour que les pouvoirs politiques puissent y faire face. Le futur proche comme lointain n’augure rien de très différent. A la fois sur ces risques et sur la nécessité de continuer à raisonner global pour les contrer ou les atténuer.

Une carte mondiale agricole atomisée. La sécurité alimentaire mondiale repose sur une multitude de facteurs. S’il faut produire dans tous les pays, car la mobilisation de toutes les agricultures est essentielle, il n’est pas possible de produire de tout partout et de le faire dans des conditions équivalentes. La planète est profondément fracturée en termes de dotations hydriques et foncières. Les climats sont variés et les changements météorologiques ne s’impriment pas avec la même intensité selon les régions. Les agricultures exigent de la prévisibilité pour se développer : tout territoire en guerre, en proie à la corruption et sans véritable vision collective est voué à l’impuissance agricole.

Ajoutons à cela les très fortes disparités de moyens économiques et de croissance démographique, et vous obtenez une carte mondiale de l’agriculture très atomisée. Peu de pays se trouvent en situation confortable. La majorité souffre, avec des Etats qui doivent réussir à produire plus à domicile, tout en s’approvisionnant sur le marché international.

Un jeu d’équilibre entre les circuits courts et les circuits longs. Les systèmes alimentaires se sont-ils trop mondialisés ces dernières années ? Si des excès ont pu être commis, ne doit-on pas y voir aussi l’empreinte d’une géopolitique de l’agriculture terriblement asymétrique, comme décrite précédemment, et le résultat d’une demande sociétale inédite ? Il faut ici rappeler que le consommateur moyen, où qu’il soit sur le globe, réclame de la quantité, de la qualité et de la diversité pour remplir son assiette. Satisfaire ces exigences a nécessité un jeu d’équilibres entre circuits courts et circuits longs pour répondre aux demandes suivantes : consommer si possible de tout, tout le temps et sans dépenser davantage. Les cuisines se sont métissées avec le brassage humain, mais aussi et surtout avec l’envie de chacun de découvrir d’autres produits, d’autres plats, d’autres cultures.

Seuls 10 % des productions agricoles sont échangées mondialement. Le résultat de ces deux dynamiques – géopolitique et sociétale – est d’avoir stimulé le commerce mondial. Plusieurs chiffres sont à retenir. D’abord 10 % : c’est le pourcentage de la production agricole qui se retrouve sur les marchés internationaux (l’écrasante majorité reste donc utilisée à des fins nationales) et c’est la part des biens agricoles et alimentaires dans l’ensemble du commerce mondial (1 800 milliards de dollars en 2018, sur un volume total de 20 000).

Il convient d’indiquer que les échanges de céréales, de produits laitiers, de viandes et de poissons ont triplé depuis le début des années 2000, tant en volume qu’en valeur. Pour les fruits et légumes mais aussi les huiles et oléagineux, le commerce a quintuplé en deux décennies. Les flux se sont donc accrus. Ils se sont également multipolarisés avec l’essor des échanges Sud-Sud notamment. Brésil, Chine, Indonésie, Inde, Argentine, Mexique, Vietnam, Malaisie, Thaïlande et Russie sont dix puissances qui réalisent désormais 30 % des exportations mondiales agricoles, le double par rapport à la fin du siècle dernier.

Si l’on ajoute à ce groupe de pays les dix autres grandes nations agricoles, qui produisent et exportent, à savoir les Etats-Unis, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Canada, la France, l’Italie, l’Espagne, la Pologne, le Chili et la Nouvelle-Zélande, ce sont les deux tiers des exportations mondiales qui sont réalisés par vingt pays. Notons la présence de puissances européennes, et le fait que l’UE est à la fois le premier exportateur et le premier importateur de produits alimentaires dans le monde.

La mondialisation est aussi un facteur de sécurité alimentaire. Pour rapprocher l’offre de la demande, une combinaison de solutions s’impose. A la proximité évidente et massive font écho des échanges sur plus longues distances et qui parfois concernent des produits spécifiques ne pouvant être cultivés dans certains écosystèmes. Pour faire ce commerce, il faut des opérateurs privés et une logistique appropriée, tant au niveau local que pour agir à l’échelle intercontinentale, sur terres comme sur mers (sans oublier les airs pour les aliments rapidement périssables).

Certes, des chaînes de valeur se sont étirées. Certes, une telle mondialisation engendre des dépendances. Mais ce commerce international a répondu à la fois aux attentes des consommateurs et aux besoins de sécurité alimentaire de pays qui n’ont pas les capacités à satisfaire toute leur demande nationale à travers les seules productions domestiques. Pensons à notre petit-déjeuner par exemple : notre circuit court en France se situe sur le croissant et les céréales tandis que notre café, notre thé ou notre chocolat auront eu des itinéraires géographiques bien plus vastes avant d’arriver sur nos tables. Mais l’exact inverse prévaut de l’autre côté de la Méditerranée et en Afrique.

La planète ne manque pas de nourriture, mais elle n’est pas au bon endroit. La crise systémique en cours liée au Covid-19 pose d’innombrables questions. Comme chaque personne, apeurée de manquer de nourriture à domicile avec ces mises en confinement, les Etats font des courses anticipées ou démesurées sur le marché mondial. Ce dernier est indispensable pour la stabilité de certains pays, qui craignent à la fois la volatilité des prix, le déraillement logistique généralisé et l’unilatéralisme des mesures politiques. Or ces trois paramètres sont sous haute surveillance actuellement.

La planète ne manque pas de nourriture, mais celle-ci ne se trouve pas toujours à l’endroit où les besoins sont les plus grands. Le cours des matières premières agricoles montre des signes de nervosité. Le prix bas du pétrole constitue un élément d’accalmie, à la différence de la situation qui prévalait en 2007-2008 lors de la crise alimentaire mondiale. Les flux se tarissent, le commerce international est entravé et des frontières se reforment. Comme les inquiétudes socio-économiques s’amplifient à propos de la durée de cette crise du Covid-19, des rumeurs protectionnistes se propagent en Asie (le Vietnam avec le riz) ou autour de la mer Noire (Kazakhstan et Russie avec le blé) sur l’éventualité de restrictions temporaires à l’export.

Comment rester ouvert dans un monde qui se ferme ? Comment permettre que le commerce et le transport agroalimentaire soient maintenus, surtout et avant tout pour les besoins quantitatifs en produits essentiels ? Comment entretenir le multilatéralisme afin de contenir les chocs sur les marchés alimentaires mondiaux et empêcher que la désinformation l’emporte sur la confiance ? Ces interrogations immédiates se doublent d’une réflexion plus prospective : pourra-t-on demain se protéger tout en restant solidaires ?

L’agriculture au cœur des secteurs stratégiques. Dans son allocution du 12 mars, le président de la République a rappelé que l’alimentation, au même titre que la santé, ne saurait être déléguée à d’autres. Emmanuel Macron replace ainsi l’agriculture au cœur des secteurs stratégiques pour la sécurité et la souveraineté de la France. Comment rendre complémentaire cette approche avec le souci de la France pour la préservation de l’union de l’Europe, où tous les pays ne sont pas égaux en agriculture, mais aussi pour la paix et le développement dans le monde, où les insécurités alimentaires ont toujours des répercussions géopolitiques ?
Sur la même thématique