ANALYSES

« Les condamnations de manifestants renforcent le scepticisme des Algériens »

Presse
26 février 2020
Interview de Brahim Oumansour - DzVID
Une année déjà depuis que le Mouvement populaire s’est mis en marche pour s’opposer au 5e mandat et revendiquer une rupture radicale avec le système. Quelle évaluation en faites-vous ?

Le mouvement populaire algérien marque un tournant dans l’histoire du pays et dans l’histoire des mouvements sociaux en général, de par son ampleur, son organisation et sa nature pacifique.

Il a ainsi cassé les préjugés en tournant le dos à la culture des émeutes privilégiant la voie pacifique, ce qui révèle le niveau de maturation politique important des nouvelles générations et force l’admiration de l’opinion internationale.

Après un an de mobilisation, le Hirak se poursuit même si statistiquement, le mouvement s’éloigne de l’ampleur des premiers mois. La détermination des manifestants, par contre, ne faiblit pas, même après le passage en force du 12 décembre qui a porté Tebboune au pouvoir.

Beaucoup d’Algériens pensent que leurs revendications pour un changement radical du système ne sont pas satisfaites, d’autant que la répression, les arrestations et condamnations de manifestants ne font que renforcer le scepticisme des Algériens vis-à-vis de la volonté du pouvoir d’aller vers une transition démocratique et d’un État de droit, malgré les promesses du président.

Quels sont concrètement les acquis du mouvement populaire sur lesquels il sera difficile de revenir ?

Il y a certes des interrogations quand à l’avenir de ce mouvement et de son impact à long terme sur le système politique algérien, mais nul ne peut nier les grands acquis depuis le début du Hirak.

Le mouvent a brisé le mur de la peur et a libéré la parole après plusieurs années de mutisme, inquiétant d’ailleurs, car le sentiment de rejet et d’indignation refoulé mais prévisible chez les Algériens invitait à parier sur un scénario chaotique, avec une explosion de la colère sociale par la violence et des émeutes généralisées.

Les Algériens se sont finalement révoltés de façon majestueusement pacifique. Il serait difficile aujourd’hui au pouvoir de réimposer le silence d’autant qu’internet et les nouvelles technologies offrent un outil incontournable d’information et d’expression, une alternative au contrôle des grands médias par le pouvoir.

Ce mouvement a également permis aux Algériens de renouer avec l’engagement politique et rompre avec la pensée défaitiste et fataliste. Cela implique que la société civile aujourd’hui s’impose comme un acteur incontournable dont le pouvoir devrait désormais tenir compte. De plus, lorsqu’on connaît le degré de la mainmise du clan Bouteflika sur les différentes institutions et structures politiques, il serait difficile d’imaginer sa démission et encore moins l’arrestation de hauts responsables politiques et militaires sans la pression exercée par la population qui a pu secouer le pouvoir et créer un schisme au sein de l’État, dont l’institution militaire.

Il est ainsi difficile de croire que le pays puisse revoir le même niveau d’ampleur de la corruption d’il y a juste un an après les condamnations de plusieurs hauts responsables et hommes d’affaires gravitant au tour du cercle du pouvoir.

Après l’élection présidentielle du 12 décembre dernier, peut-on dire que le système a gagné la première bataille contre le mouvement populaire en imposant sa feuille de route ?

La situation est plus complexe que ça. Il faut sortir de la dialectique du gagnant et du perdant me semble-t-il. Que gagnerait le pouvoir si le mouvement dérive vers la violence par exemple ? J’ajoute à cela le fait que tout ceux qui avaient soutenu la voie de l’élection présidentielle pour des raisons sécuritaires, sur le plan interne et géostratégique, ne seront pas forcément du côté du président Tebboune sur la gestion de la crise politique actuelle. D’ailleurs, la fragilité économique du pays va, tôt ou tard, obligé le pouvoir à faire des concessions vis-à-vis des revendications du mouvement populaire avec des mesures d’apaisement.

L’État n’est plus en capacité de recourir à l’achat de la paix sociale. Dans le climat de tension actuel, toute mesure impopulaire – un impôt supplémentaire, réduction de subventions induisant l’inflation – risque de galvaniser la rue et renforcer le mouvement de protestation.

Le pouvoir a plutôt intérêt d’éviter que la crise politique ne soit rattrapée par une crise économique et sociale : des syndicats risquent ainsi de déclencher des mouvements de grèves et de rejoindre les hirakistes dans la rue. Ce qui pourrait rendre la situation ingérable dans le futur.

Pendant une année de combat pacifique, le peuple n-a-t-il pas tout exprimé et tout dit, en attendant que sa colère soit traduite par les élites en projet de société ?

Le mouvement actuel est le reflet de la société algérienne dans toute ça diversité et scande des revendications légitimes qui vont de la transition démocratique à la justice sociale.

Ce mouvement de protestation a créé une nouvelle dynamique qui pourrait changer le paysage politique algérien à long terme. On se focalise trop sur l’élection de Tebboune que certains considèrent comme un échec du mouvement, mais on passe à côté d’un phénomène important.

Cette élection révèle également la mort progressive des partis politiques dits du système – FLN, RND, MPA, etc. Ceux-là même qui constituaient des relais incontournables au pouvoir. Il reste à observer maintenant si les militants du Hirak vont pouvoir occuper le terrain et imposer une alternative ou laisser encore le champs libre à la restructuration de ces partis.

C’est surtout le rôle de l’élite de canaliser la colère des manifestants et de traduire leurs slogans par des revendications concrètes, réalistes et réalisables. Je donne pour exemple le slogan far du mouvement « Yetnahaw Ga3 » qui exprime légitimement le rejet d’un système, mais qui risque de devenir un slogan creux s’il n’est pas traduit par des revendications concrètes comme la dissolution du Parlement et des partis politiques cités.

Des élections législatives et municipales anticipées permettront au mouvement de protestation d’élire des représentants jouissant à la fois de légitimité incontestable et de moyens financiers leur permettant de renforcer les microstructures politique (partis et collectifs) ou d’en créer de nouvelles. De telles élections pourront lancer les jalons d’un processus de changement et de transition progressifs du système politique algérien.

Le système ne s’est-il pas recomposé et s’est juste offert une façade civile ?

Encore une fois, la situation est plus complexe. Il y a certes des généraux influents qui entravent la transition démocratique, mais la situation et la nature du pouvoir algérien ont beaucoup changé.

Comme l’ensemble de la société algérienne, l’institution militaire est impactée par un renouveau générationnel, avec l’émergence de jeunes officiers plus instruits et plus professionnels qui portent un regard différent sur le rôle de l’armée et une perception différente de l’État-nation et de gouvernance.

Je ne dit pas que les nouvelles générations d’officiers soient forcément pro-démocratiques, mais elles seront en tout cas moins enclines à une gouvernance autoritaire comme facteur de stabilité. Bien sûr le changement dépendra de plusieurs facteurs et des rapports de force qui s’installeront dans les prochains mois entre les différents acteurs.

Quelle évaluation faites-vous de la diaspora et son apport au mouvement populaire, et les initiatives qu’elle avait entreprises jusqu’ici ?

La Diaspora algérienne a rejoint le mouvement de protestation en Algérie dès le début de la mobilisation. Des manifestations hebdomadaires, les dimanches, sont organisées ici à Paris et dans d’autres villes en France, au Canada et ailleurs. L’Algérie compte plus de 7 millions de ressortissants dans différents pays, principalement en France. Ce qui représente un potentiel important pour le développement du pays sur le plan politique, économique etc. Il y a donc un élan de solidarité au sein de la Diaspora envers les manifestants dans le pays d’origine. Des collectifs sont créés pour dénoncer la répression.

Il faut aussi prendre en compte le nombre important de journalistes algériens qui vivent à l’étranger et qui couvrent l’actualité en Algérie dans la presse algérienne ou internationale. Mais la Diaspora algérienne, à l’instar du pays, souffre également de l’absence de structures solides qui puissent peser positivement sur le plan politique.

L’on remarque que les Algériens nés en France sont moins mobilisés que ceux arrivés récemment, etc. Comment expliquez-vous cette situation ?

L’absence ou le nombre réduit de jeunes Algériens nés en France dans les manifestations, revient à plusieurs facteurs. D’une part, cette génération est généralement peu attirée par la mobilisation dans la rue comme forme de protestation y compris pour les questions relatives à la politique française. D’autre part, c’est une génération qui n’a pas de liens solides avec le pays pour multiples raisons : principalement les prix très élevés des billets d’avion qui dissuadent les familles algériennes de se rendre régulièrement au pays pendant les vacances.

Entretien réalisé par Kamel Lakhdar-Chaouche
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