ANALYSES

Discours du Président de la République sur la dissuasion nucléaire : continuité dans la politique de dissuasion ou continuité dans la politique internationale et de défense du président Macron ?

Interview
7 février 2020
Le point de vue de Jean-Pierre Maulny


Emmanuel Macron a prononcé, ce vendredi 7 février, un discours majeur de son quinquennat, très attendu par la communauté militaire et par les chancelleries du monde entier, portant en particulier sur la dissuasion nucléaire française. Il s’inscrit dans la lignée des « discours nucléaires » des présidents de la Ve République. Eléments d’analyse et de réflexion par Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS.

Un discours du président Macron sur la dissuasion nucléaire centré sur le désarmement nucléaire n’est-ce pas paradoxal ?

Depuis le début du XXIe siècle, chaque président de la République prononce un discours sur la dissuasion nucléaire. Le discours d’Emmanuel Macron ne constitue donc pas, en cela, une nouveauté. Ce qui l’est davantage, c’est que son discours semble être une sorte « d’état stratégique » du monde, préambule à la présentation de la politique de défense de la France. Emmanuel Macron ne s’est pas contenté de parler de l’arme nucléaire ce qui en soit est déjà une indication : l’arme nucléaire n’est pas tout.

La deuxième surprise est que le président de la République a mis l’accent sur la nécessité de la France dans un cadre européen de formuler une politique active en matière de désarmement – et donc de désarmement nucléaire. Cela figure au début de son discours et peut paraitre paradoxal lorsqu’il s’agit de dissuasion.

En fait cela témoigne d’un double basculement stratégique :

Le premier basculement stratégique résida dans la reprise de la course aux armements, et sans doute la course à l’armement nucléaire, du fait du retrait des États-Unis du traité FNI signé avec les Russes en 1987 et des risques de voir le traité New Start ne pas être renouvelé. La France n’a pas intérêt à se lancer dans cette course à l’armement nucléaire : elle y gagnerait peu en sécurité et elle s’épuiserait financièrement. Avec la fin du traité FNI, c’est la sécurité de l’Europe qui est en jeu puisque les missiles qui ont été interdits par ce traité se situaient en Europe.

Le second basculement stratégique, qui est dans la lignée de toutes les interventions du président sur les questions de sécurité depuis 2017, est que la réponse est européenne avant d’être national. Sur la question du désarmement, les Européens ont intérêt à se mobiliser : ils doivent devenir un acteur en propre pour leur sécurité ce qui recouvre la nécessité de développer leurs capacités militaires…, mais aussi d’être actifs sur le champ du désarmement. Pour le moment, les propositions sont peu précises, il faudra voir ce que recouvrent des propositions telles que « les travaux pour la réduction des risques stratégiques » ou « les discussions entre puissances nucléaires au sens du TNP[1] sur les priorités du désarmement nucléaire ». Il faut bien voir aussi que ce discours vient quelques mois avant la conférence d’examen du TNP qui est toujours un moment où les puissances non nucléaires demandent à celles qui le sont de remplir leurs obligations de désarmement nucléaire au sens de l’article VI du TNP : le président ne veut pas que l’Union européenne soit la cause d’un échec.

Pour autant les initiatives du Président Macron seront-elles suivies d’effets ? C’est un peu le risque, que ce soit sur la question de l’Iran et de l’accord sur le nucléaire ou de la nécessité de réintroduire la Russie dans le jeu européen, les initiatives présidentielles, certes louables, n’ayant pas été pour le moment suivi d’effets.

Était-ce un discours sur la force de dissuasion souveraine ou sur un partage de la force de dissuasion au niveau européen ?

Sur ce point, le président a tenu des propos à la fois en cohérence avec ses prédécesseurs, et en cohérence avec sa propre philosophie européenne.

Il est en cohérence avec ses prédécesseurs, car il a prononcé les mots clés : « Sur ce point, notre indépendance de décision est pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens ». Il n’est donc pas question de partager la prise de décision de l’emploi de l’arme nucléaire avec nos partenaires européens comme l’a proposé le parlementaire allemand de la CDU Johann Wadephul en début de semaine.

Pour autant, le président Macron a longuement rappelé l’inscription de la politique de défense française dans un cadre européen, son initiative européenne d’intervention, ainsi que la nécessité de développer une autonomie stratégique européenne : « Notre sécurité passe aussi inévitablement par une plus grande capacité d’action autonome des Européens ». Il en profite au passage pour gommer la connotation négative vis-à-vis de l’OTAN de cette autonomie stratégique qui avait été mise en avant dans l’interview à The Economist. Là aussi les mots clés destinés à rassurer nos partenaires européens – notamment les Allemands – ont été prononcés, évoquant la France comme « fidèle à ses engagements dans l’Alliance atlantique, qui assure depuis soixante-dix ans la stabilité et la sécurité collective de ses membres et de l’Europe ».

Il lui reste alors à énoncer les pas en avant destinés à montrer que la France, désormais seule puissance de l’Union européenne à disposer de l’arme nucléaire, prendra ses responsabilités pour la sécurité de l’Europe.

Il y a d’une part l’affirmation selon laquelle « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. » Ce n’est pas véritablement une nouveauté : ans que notre force dissuasion couvre formellement les frontières géographiques de l’Union européenne, les derniers livres blancs avaient déjà fait un pas dans cette direction. Toutefois l’expression employée par Emmanuel Macron formalise davantage l’extension de nos intérêts vitaux à l’espace européen.

Surtout, le président de la République a annoncé sa volonté de développer un dialogue stratégique avec nos partenaires, si ceux-ci le souhaitaient, avec la possibilité d’être associés aux exercices des forces françaises de dissuasion. Et le président d’inscrire cela dans la construction d’une « véritable culture stratégique entre Européens » qui est par ailleurs déjà au centre de l’Initiative européenne d’intervention (IEI). Cette main tendue est une nouveauté. Des dialogues stratégiques portant sur les forces de dissuasion ont déjà existé par le passé, notamment avec le Royaume-Uni dans les années 90, mais c’est la première fois qu’une telle initiative prend un caractère public et généralisé au niveau européen. Il faudra bien entendu voir le type d’accueil qu’une telle initiative pourra recevoir chez nos partenaires européens, mais il est évident que l’objectif qui sous-tend une telle avancée est d’éviter que le nucléaire devienne une pomme de discorde entre la France et nos partenaires européens dans la construction d’une Europe de la défense. La proposition de Johann Wadephul n’a donc pas été acceptée ; si elle ne recueillait d’ailleurs pas d’assentiment en Allemagne, le signe est néanmoins donné que la France est prête à discuter de dissuasion nucléaire avec ses partenaires européens et c’est cela qu’il faut retenir.

La doctrine de dissuasion évolue-t-elle ?

On a un peu le sentiment que ce n’est pas le cœur du discours. Là encore plus qu’ailleurs, les mots clés sont importants. Il faut les prononcer dans le bon ordre sans dévier de la ligne. C’est un peu normal, tous les États, et notamment ceux nucléaires, vont lire ce discours. Il est impossible d’improviser dans ce domaine. Pour autant, il est intéressant de constater que des emprunts soit au général de Gaulle soit à François Mitterrand ont été prononcés : Emmanuel Macron veut être fidèle à sa ligne gaullo-mitterrandiste. Ainsi, il a précisé que la France a toujours refusé que « l’arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille ». Et de réaffirmer « que la France ne s’engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée. » Tout ceci n’est effectivement pas nouveau, mais ces expressions sont celles que l’on employait dans les années 60. Ainsi, la doctrine de la riposte graduée avait été élaborée par le secrétaire à la Défense Robert Mc Namara en 1962. Elle s’opposait à la doctrine de la dissuasion prônée par le général de Gaulle. De même, Emmanuel Macron a parlé « d’avertissement nucléaire unique et non renouvelable » en cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux. C’est la théorie de l’ultime avertissement qui avait été théorisée dans les années 80 sous François Mitterrand.

Reste qu’il y a des expressions qui sont nées dans les années 2000 et qui apportent sans doute plus de souplesse à la doctrine de dissuasion comme le fait que la force nucléaire « garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action », ce qui suppose une menace d’emploi dans le cadre de configurations de crises plus complexes qu’une simple agression de nos intérêts vitaux. Enfin, les deux composantes sont confirmées et c’est bien cela qui importe pour nos forces armées puisqu’il est nécessaire de commencer à envisager le renouvellement de ces deux composantes nucléaires lors de la loi de programmation militaire 2019-2025.

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[1] États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France
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