ANALYSES

Brexit : l’État, la nation et l’Union

Presse
29 janvier 2020
Cette journée du 31 janvier 2020 est historique : le retrait du Royaume-Uni est officiel et l’Union européenne passe de 28 à 27 Etats membres. Le fait est sans précédent : la dynamique d’élargissement s’inverse. Est-ce le contrecoup de l’incapacité politique à produire du sens et à définir les ressorts d’une chose européenne par trop perçue comme une matière aussi floue qu’inconsistante, incapable de protéger et de décider, illisible et inaudible ? Le Brexit a au moins le mérite d’inviter à repenser la place des nations dans une Union d’Etats sans demos européen.

Le retrait du Royaume-Uni s’inscrit dans une tendance lourde, celle d’un retour des nations et des nationalismes, pour lesquels l’intégration européenne incarne une menace existentielle. Or contrairement à une idée reçue, l’Union n’a pas atteint le seuil étatique. En dépit des traits originaux d’inspiration fédérale du système institutionnel et juridique de l’Union, cette organisation n’est toujours pas souveraine : elle ne dispose que des compétences librement attribuées par les traités conclus par les États conformément à leur propre constitution.

A l’inverse, l’Etat membre de l’Union demeure formellement souverain. C’est également l’un des enseignements du Brexit : tout État intégré peut librement « décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union » (art. 50 TUE). Plus qu’une simple prérogative, le droit de retrait rappelle aux Etats membres et aux citoyens européens que l’appartenance à l’Union est le produit de leur décision souveraine.

Toutefois, si le mécanisme de la clause de retrait est simple dans son principe, il s’est avéré particulièrement complexe en pratique. Au-delà du résultat du référendum du 23 juin 2016, la solution du retrait et/ou des conditions du retrait ont été débattues durant une longue période d’incertitude et d’instabilité politiques au Royaume-Uni, marquée par de fortes dissensions au sein même des deux principaux partis (les Conservateurs et les Travaillistes), par la démission de deux Premiers ministres successifs : James Cameron (l’initiateur du référendum, qui a fait campagne contre le « Brexit ») et Theresa May, et par la dissolution de la Chambre des Communes. De plus, le processus de retrait a ravivé des discordes internes en Irlande et des velléités d’indépendance en Écosse. Enfin, même si l’accord de retrait a été finalement signé par l’Union et le Royaume-Uni, les négociations d’un accord sur leurs relations commerciales s’annoncent difficiles et laborieux, au point ressusciter le spectre d’un « no deal »…

Le Brexit est ici significatif : bien que formellement souverain, l’Etat membre de l’Union européenne n’est pas n’importe quel État. Le concept de souveraineté paraît en effet inadapté pour rendre compte de la signification de « l’appartenance à l’Union ». Preuve que, même pour un Etat traditionnellement eurosceptique qui bénéficiait d’un statut différencié qui traduisait une volonté d’intégration a minima, le divorce avec l’Union ne va pas de soi. L’appartenance est en effet fondée sur un « lien spécial » qui se matérialise par une logique d’interdépendance (tant avec l’organisation d’intégration qu’avec les autres membres étatiques intégrés), d’imbrication et d’interaction multiniveaux.

Si « l’État intégré » n’est pas n’importe quel État, il ne correspond pas pour autant à une catégorie étatique « monolithique ». L’appartenance à l’Union ne met pas fin à la diversité des États membres. Le « Brexit » l’atteste aussi. La relation ambivalente des États à l’intégration indique qu’au-delà de la « différenciation formelle ou statutaire », les États intégrés ne partagent pas/plus la même conception et représentation du projet d’Union. La dynamique d’approfondissement ne neutralise pas les formes de résistance exprimées par des États et/ou nations, au nom d’une souveraineté et d’une identité ancrées dans leurs constitutions. Des États membres (comme la Pologne et la Hongrie, mais pas seulement) n’hésitent plus à remettre en cause certaines des valeurs communes qui les lient à l’Union.

Or le projet d’Union suppose une volonté d’adhésion qui dépasse le simple acte d’adhésion. C’est sans doute l’une des clefs d’analyse de la situation de « polycrise » qui frappe l’Union elle-même. Derrière le spectre de désintégration, il y a la difficulté toujours prégnante des États membres à concevoir le principe même d’intérêt commun et à transcender leurs intérêts individuels propres.

L’officialisation du Brexit renforce ce spectre de la désintégration. Il n’empêche, il apparaît clairement que l’expérience britannique a eu un effet repoussoir sur les opinions publiques des 27 Etats membres de l’UE et que les partis politiques eurosceptiques ne sont pas parvenus à capitaliser sur le départ des Britanniques. En France, même au sein du parti nationaliste, le « Rassemblement national », la tentation d’un retrait de l’Union, en général, et de la zone euro, en particulier, n’est plus à l’agenda …
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