ANALYSES

Trump en Orient

Presse
6 janvier 2020
Le trumpisme n’est pas aussi singulier qu’il n’y paraît. Cette déclinaison du populisme démocratique s’inscrit aussi dans une vieille tradition de la représentation du monde. La décision unilatérale et brutale d’exécuter le général iranien Ghassem Soleimani témoigne ainsi d’une lecture essentialiste d’un Orient archaïque, incontrôlable si ce n’est par la force. En cédant à cette représentation teintée d’une pulsion de violence, Donald Trump a fait resurgir le spectre d’une « 3e guerre mondiale ». Si l’hypothèse relève encore du fantasme, l’atmosphère internationale est particulièrement lourde en ce début d’année 2020. Et pour cause. Avec l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad par des miliciens pro-iraniens et surtout l’assassinat du général Ghassem Soleimani, la perspective d’une confrontation irano-américaine se précise. L’« acte de guerre » commis sur le territoire irakien l’atteste : le trumpisme conjugue un nationalisme politico-commercial et un unilatéralisme belliqueux faisant fi de la légalité internationale … et de l’avenir du Moyen-Orient.

La Révolution islamique : naissance d’une confrontation

Au-delà de la dramaturgie qui l’entoure, la séquence actuelle s’inscrit dans une histoire. La Révolution islamique en 1979 marque une rupture historique, avec le monde occidental, en général, et avec les Etats-Unis, en particulier. Outre le fait d’avoir perdu un précieux allié dans la région, les Etats-Unis associent la Révolution islamique à l’humiliation que représente la crise des otages de leur ambassade à Téhéran (novembre 1979-janvier 1981).

Le succès de la « Révolution islamique » a fait de celle-ci un véritable produit idéologique d’exportation, affiché comme tel au moins jusqu’à la fin de la guerre meurtrière contre l’Irak (1980-1988). Autoproclamée « défenseur de tous les musulmans » (article 152 de la constitution nationale), la République islamique d’Iran a développé une politique d’hégémonie régionale, dont Ghassem Soleimani, le chef de l’unité d’élite des gardiens de la révolution du régime iranien, a été l’un des principaux concepteurs et metteurs en scène. Celle-ci s’est traduite non pas par l’invasion de territoires, mais par la création et/ou le soutien de milices chiites alliées dans la région du Moyen-Orient, et par des alliances stratégiques avec des puissances régionales (et ce dès le début des années 1980, avec les chiites alaouites au pouvoir en Syrie et avec les chiites libanais du Hezbollah).

Admise par les Occidentaux à l’époque du Shah, lorsque l’Iran était promu par les États-Unis « gendarme du Moyen Orient » en vue de préserver l’exploitation des gisements pétrolifères de la région, cette volonté de puissance et d’influence est désormais perçue comme une menace stratégique par les monarchies du Golfe et leurs alliés occidentaux. Les États-Unis, soutenus par les monarchies sunnites du Golfe et par l’Arabie saoudite en particulier, fragilisés par la présence de fortes minorités chiites en leur sein (communauté majoritaire à Bahreïn), ont déployé une stratégie d’encerclement et d’isolement de l’Iran. Outre l’installation et le renforcement progressif de bases militaires de l’Arabie saoudite à l’Afghanistan en passant par le Qatar et les Emirats Arabes Unis, ces pays arabes se sont regroupés au sein du Conseil de coopération du Golfe.

Afin de briser ce « bloc », l’Iran tente de se faire le nouveau porte-drapeau de la « cause palestinienne », en l’« islamisant » et en la « désarabisant », tentative qui a causé des tensions diplomatiques avec Israël et s’est traduite par un soutien matériel et financier aux islamistes sunnites du Hamas (au pouvoir à Gaza). Surtout, la chute du régime de Saddam Hussein a permis à la majorité chiite de s’imposer au sein du nouvel appareil d’État irakien. Par une ruse de l’histoire, l’intervention américaine en 2003 a renforcé l’hypothèse d’un « arc chiite » (allant des Hazaras d’Afghanistan à la minorité chiite présente en Arabie Saoudite) fantasmé par les monarchies pétrolières de la région. L’enjeu est à la fois stratégique et symbolique : entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, c’est le « leadership islamique » qui est en jeu. De facto, la République islamique d’Iran est un acteur clé de l’ensemble des crises qui traversent la région, que ce soit en Irak, en Afghanistan, en Syrie ou au Liban.

Le dossier nucléaire : cristallisation d’une confrontation

Outre sa dimension idéologique, la perception de l’Iran comme menace stratégique régionale et internationale est liée à son « programme nucléaire ». Si la question du nucléaire – civil et militaire – en Iran remonte à l’époque du Shah, la question de l’arme atomique a refait surface avec une guerre contre l’Irak marquée par l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Saddam Hussein soutenu à l’époque par l’Occident et les monarchies du Golfe. Depuis, sous couvert d’un programme d’énergie civile, l’Iran est soupçonnée de vouloir se doter de l’arme nucléaire.

Au cours des années 2000, la relance du programme nucléaire iranien provoque des tensions avec les pays occidentaux, qui culminent sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad. Cependant, l’élection présidentielle de l’iranien Hassan Rohani et de l’américain Barack Obama a permis un réchauffement-rapprochement diplomatique des relations bilatérales, propice à la signature historique, le 14 juillet 2015, d’un accord visant à limiter le programme nucléaire de Téhéran et ainsi à éviter la prolifération nucléaire dans la région. Une dynamique diplomatique fragile, mais réelle, réduite à néant par le nouvel hôte de la Maison Blanche. L’élection de Donald Trump referme la « parenthèse » ouverte par Rohani et Obama. Le président Trump a annoncé, le 8 mai 2018, le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne ainsi que le « niveau le plus élevé de sanctions économiques possibles » contre l’Iran. Officiellement, les autres signataires (les pays du P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies — les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni — auxquels s’ajoute l’Allemagne), ainsi que l’Union européenne et l’Iran) ont pris acte de cette décision, mais sans s’aligner sur la position de la Maison Blanche. Il n’empêche, l’accord a rapidement pris la forme d’une coquille vide. Du reste, l’Iran ne se considère plus tenue de respecter l’accord de Vienne. Une rupture qui n’a pas que des effets diplomatiques, comme l’attestent la nouvelle série d’incidents et d’agressions (dont l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad) qui rythme la relation entre les deux pays. Si depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les relations entre l’Iran et les Etats-Unis n’ont cessé de se dégrader, la tension a, semble-t-il, atteint un point de non-retour. L’assassinat du général Ghassem Soleimani, figure charismatique du régime iranien, marque sans doute la fin définitive de l’accord de 2015. Celle-ci devrait se traduire pour l’Iran par la réactivation d’installations interdites ou le franchissement de nouveaux seuils d’enrichissement d’uranium. La réaction iranienne ne se résumera pas à cet acte symbolique lourd de sens.

Vers une nouvelle « Guerre du Golfe » : la conclusion de la confrontation ?

Le jeu des puissances sur l’échiquier régional ne saurait masquer une réalité plus prosaïque : le dénouement de la crise dépend en grande partie de facteurs purement internes. Or l’assassinat du général Ghassem Soleimani a permis au régime iranien de bénéficier d’une réaction patriotique unitaire, alors même qu’il était affaibli par les effets socio-politiques des sanctions économiques américaines. L’autre faux paradoxe de cette affaire réside dans l’« acte de guerre » commis sur le territoire irakien signé par un président Trump élu sur le slogan nationaliste d’« America First ». Si le trumpisme n’est pas à une incohérence près, il s’inscrit dans une tradition par laquelle des passions et pulsions occidentales nourrissent l’instabilité et le chaos au Moyen-Orient.

« Trump en Orient » tire aussi sa force du soutien inconditionnel d’un électoral qui fait bloc, dont le noyau dur est animé par des mouvements chrétiens évangéliques qui représentent une menace réelle pour la paix et la sécurité internationale. Ces derniers semblent même prendre le relais des néoconservateurs qui avaient gagné la bataille culturelle dans l’Amérique post-11 septembre et qui avaient convaincu le président Bush Jr d’envahir l’Irak en 2003. Or la situation actuelle de la région moyen-orientale est directement liée à l’expédition militaire anglo-américaine motivée par l’accès à l’or noir irakien, mais aussi et surtout par la vision d’un monde partagé entre le « bien et le mal », où la « démocratie » devait s’imposer y compris par la force. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’incarner et de diffuser la démocratie, mais l’irrationalité du trumpisme et des Chrétiens évangéliques qui forment son noyau dur peut s’avérer tout aussi ravageur pour l’avenir de la région. Déjà, en décidant de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël et de transférer l’ambassade américaine dans la Ville sainte, le président Trump visait à satisfaire cet électorat constitué de sionistes chrétiens (aux tonalités antisémites…), des fondamentalistes évangéliques pour lesquels la Palestine est le berceau du peuple juif, une « Terre promise » sur laquelle il convient de regrouper le « peuple élu » pour mieux amorcer sa conversion au christianisme… Preuve que les « fous de Dieu » ne sont l’apanage d’aucune religion, ni d’aucune région du monde. Aussi, lorsque Donald Trump menace de détruire des sites constitutifs de la culture iranienne, l’analogie avec la barbarie djihadiste (qui s’est déjà attaquée à des œuvres civilisationnelles) est plus que tentante.
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