ANALYSES

« Le Chili subit les conséquences à long terme de la crise économique et sociale de 2008 »

Presse
22 octobre 2019
De violentes émeutes ont actuellement lieu au Chili, plusieurs personnes y ont déjà perdu la vie. Le président juge son pays « en guerre »: est-ce un constat juste ou cette déclaration est-elle exagérée ?

Le bilan ne se limite pas au nombre de personnes mortes malheureusement. Selon l’Institut national des droits humains chilien – à l’heure où je vous parle – treize morts seraient désormais à déplorer. Il y aurait près de 1 400 personnes arrêtées et 88 blessés par arme à feu. Certains parlent même de viols de femmes dans cette répression … Le bilan est donc déjà lourd, et il risque d’empirer.

En parlant de guerre, Monsieur Pinera a utilisé une expression dont il s’est rétracté quelques heures plus tard, concevant certainement sa maladresse. Mais cette expression et sa première spontanéité disent quelque chose de la réalité. Elles trahissent la première réaction et attitude des classes dirigeantes face à la multiplication des soulèvements sociaux qui les mettent directement en cause, au Chili comme ailleurs. Il a parlé pour «son monde» en quelque sorte.

D’ailleurs, la rétractation du président chilien n’a pour autant pas suffi à calmer la rue. Aujourd’hui même, une grève générale a été lancée par les principaux syndicats du pays. Le couvre-feu a également été mis en place. Ainsi, la dynamique semble-t-elle se prolonger.

Comment comprendre une telle escalade de la violence après une simple augmentation du prix du ticket de métro à Santiago ?

Au Chili comme ailleurs, ce mouvement est typique de ceux que l’on voit émerger un peu partout dans le monde dans une dynamique d’internationalisation: en Amérique latine avec l’Équateur, en Haïti, en Algérie, au Liban, en Irak, à Hong Kong, etc. ou même en France avec les «gilets jaunes». Ils partent tous d’un déclencheur assez conjoncturel et spécifique, sectoriel, qui n’est toujours que la pointe d’un iceberg bien plus profond. Des éléments s’accumulent et ne trouvent pas de réponse, si ce ne sont celles qui aggravent les problèmes posés. C’est ainsi que ces mouvements démarrent. Un feu de départ localisé, une cristallisation de toutes les autres demandes non prises en charge par les classes dirigeantes et les États, puis l’élargissement des revendications et des périmètres d’actions aux questions démocratiques, économiques et sociales en général.

Au Chili particulièrement, comme dans les autres sociétés latino-américaines, les populations vivent les conséquences à long terme de la crise économique et sociale de 2008. Son onde de choc dans la région s’est en effet traduite par une chute et un tassement du revenu des habitants, par une augmentation des inégalités sociales, par une réduction des ressources de l’État, une réduction de ses financements des systèmes de redistribution et de solidarité et des services publics. Cette tendance a en réalité démarré en Amérique latine en 2013 lors des manifestations de masse au Brésil contre l’augmentation du prix des transports qui sont rapidement devenues un mouvement contre un gouvernement de centre gauche, lequel avait perdu le soutien d’une partie importante des nouvelles classes moyennes dont il avait pourtant favorisé l’émergence. Depuis cinq ou six ans, les Chiliens vivent pour leur part un mouvement de baisse des protections économiques et sociales et d’expansion de la précarité généralisée, notamment au sein de la jeunesse et des femmes (groupes sociaux toujours plus diplômés et qualifiés). Cela a un impact non seulement sur les plus fragiles mais aussi sur les classes moyennes. C’est en général lorsque l’on atteint ce niveau d’intensité de la crise que se produisent les troubles. Ces mouvements drainent des demandes diverses de populations qui se cimentent sur des objectifs limités. Les citoyens sont liés par un rejet commun du gouvernement en place, des classes politiques corrompues, c’est-à-dire perçues comme étant désormais fusionnées aux intérêts économiques et financiers, nationaux et internationaux, au lieu d’être au service de l’intérêt général et de l’expression de la souveraineté populaire. Cela ne signifie pas pour autant que le mouvement est pérenne ou politiquement organisé. Atteindre ce stade est toujours son défi.

Différents secteurs de la population s’allient sans avoir forcément de rapport direct au départ. Cela peut aussi expliquer la question des violences et des pillages. Lorsqu’un mouvement social devient une force de la rue, énormément de choses se mêlent les unes aux autres. Beaucoup de provocateurs peuvent en profiter, soit qu’ils fassent partie du monde de la délinquance, du «lumpen», ou des forces de l’appareil d’État. Tout est possible dans ces moments et tout se mélange. Mais le mouvement en lui-même ne s’y réduit pas. Il est également porteur d’un élargissement de la prise de conscience dans la société et formateur de nouveaux engagements dans des franges élargies de cette dernière.

Peut-on considérer cette crise comme l’échec du libéralisme mondialisé dans un pays qui était, en apparence, plutôt stable ?

Sans aucun doute. Depuis la crise mondiale de 2008, le libéralisme a perdu sa part de rêve un peu partout, y compris dans les pays du Sud dans lesquels elle était présentée comme un horizon atteignable pour les populations. C’était le cas des classes moyennes qui ont émergé dans les années 2000 en Amérique latine sous l’impulsion des gouvernements dits «progressistes». Avec l’accroissement des richesses, les populations vivaient dans ce rêve libéral de mobilité personnelle et sociale. Tout cela se fracasse contre le mur de la réalité de la crise systémique du capitalisme mondialisé et on ne leur a pas proposé d’alternative. Le libéralisme – qui peut tout à fait produire des richesses mais très mal les distribuer – est ici tenu en échec. C’est également un sujet de réflexion pour les gauches qui ont gouverné dans ces pays.

Notre monde vit une rétraction durable du commerce international. Nos économies sont poussives et tutoient en permanence le ralentissement et les récessions. Tout cela n’est plus en mesure de répondre aux objectifs que les sociétés s’étaient fixés. Les conséquences sociales sont également dramatiques notamment avec la hausse des inégalités, la stagnation ou la baisse des revenus, etc. Certaines personnes sont insérées dans la mondialisation, plutôt urbaines, très diplômées, à la tête de revenus et de patrimoines et beaucoup d’autres en subissent lourdement les effets.

Ce phénomène est particulièrement à l’œuvre depuis dix ans et l’accumulation produit des mécontentements se traduisant par les embrasements que nous connaissons. Ces soulèvements sociaux contre le système ont pour principale cible les gouvernements et les partis. À travers le rejet des partis, les citoyens rejettent les États eux-mêmes en tant qu’institution sociale car ils ne paraissent plus en mesure d’accomplir leur mission: ils sont incapables de mettre en place des compromis sociaux ou d’être des tampons contre la brutalité économique. La crise des partis renvoie à ce sentiment. Elle ne concerne donc pas spécifiquement les partis d’un côté de l’échiquier ou d’un autre. Elle se rapporte aussi bien aux partis de gauche, sociodémocrates, qu’à ceux de droite. Tous, dans le cadre de la démocratie nationale et des États, ne se montrent pas capables de donner les réponses qu’exigent des populations toujours plus frappées par les effets d’une crise internationale.

Quelles sont les possibilités qui s’offrent pour la résolution de la crise ?

La question de fond est celle du régime économique international. Il s’agit de se demander comment les États pourraient retrouver des marges de manœuvre face aux acteurs tels les GAFA et aux marchés financiers internationaux qui dominent l’économie mondiale. Ces derniers ont accumulé des pouvoirs financiers économiques, politiques et des pouvoirs de réglementation énormes: les lois aujourd’hui sont souvent faites pour les favoriser et certains acteurs économiques et financiers ont plus de pouvoir que bien des États.

Il faudrait pouvoir revoir le système de fond en comble en prenant en compte l’impératif environnemental qui exige une révolution du modèle de production, d’échange et de consommation international. Cela demande une volonté politique colossale et nécessite l’implication de larges coalitions. Malheureusement, nous n’y sommes pas.

Le développement de ces mouvements permet cependant de soulever des questions quant à la nature et la répartition des richesses produites, quant aux marges de manœuvre des États face aux acteurs financiers et économiques, quant à la réduction possible ou non de la financiarisation de l’économie mondiale.
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