ANALYSES

Retrait des troupes américaines de Syrie : quelles conséquences ?

Interview
9 octobre 2019
Le point de vue de Didier Billion


Donald Trump a annoncé lundi matin que les troupes américaines se retireraient prochainement de Syrie, avant de revenir sur ses propos pour les nuancer. La perspective d’un retrait américain aurait un impact incontestable dans la région. Quelles en seraient les conséquences ? Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Comment interpréter l’annonce d’une certaine forme de retrait des troupes américaines en Syrie ? Quel était leur rôle sur place ?

Rappelons que cette annonce surprise du président Trump il y a deux jours n’est en réalité pas une première. En effet, au mois de décembre 2018, il avait déjà annoncé par un tweet le retrait complet des forces étatsuniennes basées en Syrie. À l’époque, cela avait déjà suscité une levée de boucliers, notamment marquée par la démission de son secrétaire d’État, le général Mattis. Comme souvent, Donald Trump avait rapidement effectué une volte-face et finalement les troupes spéciales présentes sur le sol syrien étaient restées sur place.

Pour quelle raison y a-t-il eu une annonce similaire présentement, accompagnée, chose troublante, du même rétropédalage ? D’une part, Trump considère que la raison fondamentale qui justifiait la présence des États-Unis en Syrie était la lutte contre Daech. Or, estimant le combat contre l’organisation djihadiste comme définitivement remporté, ce qui constitue une erreur manifeste, il décide de rapatrier ses troupes. Si l’organisation terroriste a effectivement subi des défaites incontestables à répétition, nous savons néanmoins que des cellules dormantes sont toujours actives commettant des attentats en Irak et dans une moindre mesure en Syrie. Daech est donc loin d’être éradiqué.

Il y a cependant dans l’entourage de Donald Trump des responsables politiques et militaires continuant pour leur part à développer une réflexion géopolitique et stratégique. Ces derniers considèrent que le départ des troupes étatsuniennes, certes assez symboliques puisqu’elles ne sont pas nombreuses, créerait mécaniquement une sorte d’appel d’air permettant aux Iraniens et aux Russes de renforcer leur présence et leur influence. Ils jugent que cela constitue un enjeu stratégique majeur et, de leur point de vue, accepter une telle perspective constituerait une forme de défaite des États-Unis devant le renforcement de deux forces étrangères très présentes en Syrie.

Enfin, le rôle des forces spéciales étatsuniennes sur place, outre de marquer leur présence, était d’encadrer militairement les groupes kurdes liés aux YPG (Unités de protection du peuple), la branche armée du PYD (Parti de l’union démocratique). Il s’agissait donc d’une fonction de formation, d’encadrement et d’entraînement ainsi que de livraison d’armes, parfois de facture technologique assez élaborée.

Ce retrait américain a notamment inquiété la scène internationale sur la question des Kurdes, qui seront alors bien plus vulnérables vis-à-vis des forces turques. Les Kurdes peuvent-ils se passer de la protection des États-Unis ? Disposent-ils d’autres alliés dans la région ?

Tout d’abord, il y a un abus de langage lorsque l’on parle des Kurdes. Être kurde ne constitue pas une catégorie politique puisqu’il existe des partis politiques d’orientations différentes au sein du peuple kurde. C’est notoire dans toutes les régions de peuplement kurde, en Turquie, en Irak, en Syrie ou en Iran. En Syrie, alors qu’au début du processus révolutionnaire en 2011 il y avait une kyrielle d’organisations kurdes, le PYD domine aujourd’hui largement le paysage politique kurde, après avoir éliminé via des méthodes souvent brutales les autres partis en présence. Distinguons donc le peuple kurde d’une de ses organisations, le PYD.

La raison pour laquelle la déclaration de Donald Trump a suscité de vives réactions de la part de nombreux acteurs, aux États-Unis comme à l’international, c’est parce que ces combattants kurdes des YPG ont eu un rôle déterminant dans la lutte au sol contre les djihadistes. Si la coalition anti-Daech dirigée par les États-Unis se cantonnait pour sa part à des bombardements aériens, sur le terrain, outre la présence des forces spéciales américaines, françaises et britanniques, ce sont bien les forces kurdes, en l’occurrence alliées à certains groupes arabes au sein des Forces démocratiques syriennes, qui sont allées au contact contre Daech. C’est pourquoi, les nombreuses réactions contre la décision de Donald Trump considèrent qu’il est tout à fait amoral de lâcher les combattants kurdes, d’autant que, si départ des troupes américaines il y a, la menace d’intervention turque réapparaît.

On entend en effet, depuis décembre 2018, le président Erdoğan menacer d’intervenir militairement pour chasser les forces liées aux YPG, qu’il considère comme étant la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ennemi public numéro un de l’État turc. Il est certain que si les forces des YPG se trouvaient seules face à l’armée turque, la situation deviendrait infiniment compliquée pour elles en raison de l’asymétrie des forces. L’armée turque, bien qu’affaiblie par les purges successives au sein de l’État-major depuis la tentative de coup d’État de 2016, serait capable de vaincre les milices, même si ces dernières sont véritablement aguerries. Le départ des forces spéciales étatsuniennes créerait une sorte de vide supprimant la protection dont jouissent de facto les combattants kurdes.

Les forces kurdes disposent-elles d’alliés dans la région ? Non. Les nationalistes kurdes ont dans leur histoire souvent été soutenus par des puissances extérieures, puis systématiquement trahis par celles-ci. Il y a certes des relations entre les Kurdes de Syrie et le gouvernement régional du Kurdistan en Irak dirigé par le clan Barzani, mais elles sont politiquement conflictuelles. On ne peut donc pas considérer que les Kurdes de Syrie aient des alliés fiables.

Certains s’inquiètent des manœuvres de la Turquie en Syrie. Quel est l’objectif du pays dans la région ?

Certains considèrent que le président Erdoğan développe une politique néo-ottomane, s’incarnant dans une volonté expansionniste et qu’il veut instaurer une sorte de colonie turque dans le nord de la Syrie. Je ne le pense pas. La véritable obsession de l’État turc est d’empêcher par tous les moyens la pérennisation d’une région contrôlée par des forces liées au YPG. Il considère que les YPG sont une organisation terroriste à cause des liens avec le PKK, et estime qu’une entité territoriale dirigée par les YPG serait une entité terroriste elle-même. L’objectif d’Erdoğan n’est donc pas de vassaliser le Nord de la Syrie, mais plutôt d’empêcher une entité, qualifiée de terroriste, de se cristalliser à la frontière. C’est pourquoi les autorités politiques turques réaffirment sans cesse leur volonté de repousser les forces des YPG à l’Est de l’Euphrate.

Y parviendront-elles ? Très probablement, car encore une fois, il y a asymétrie des forces en faveur de la Turquie, mais cela risque de prendre du temps et la Turquie devrait se prémunir de toute forme de triomphalisme.
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