ANALYSES

Argentine : « Le péronisme se définit comme un mouvement national et populaire »

Presse
21 août 2019
Interview de Christophe Ventura - Marianne
Les récentes mesures fiscales et les hausses de salaires annoncées par le président Macri, ainsi que la démission du ministre des Finances Nicolas Dujovne, semblent constituer un tournant social à visée électorale. Suffiront-elles à inverser la courbe de popularité du président ?

Les résultats des élections primaires ont provoqué une crise politique et institutionnelle. Le sacrifice du ministre des Finances, par ailleurs un proche de Mauricio Macri, en est l’expression. Il s’agit de montrer que le message envoyé par les électeurs a été entendu. En effet, au sein du gouvernement, Nicolas Dujovne est l’homme de la négociation avec le FMI, de l’ajustement budgétaire et du « déficit zéro » exigé par l’institution. L’accord et les politiques d’austérité qu’il contient sont en grande partie à l’origine de la déconnexion entre le gouvernement et l’opinion publique. La démission de Nicolas Dujovne envoie également un message au FMI lui signifiant que le gouvernement va devoir lâcher du leste et donc aller à contre-courant des obligations qu’il a contractées, en menant une politique de dépense. Mais les mesures annoncées, si elles sont incompatibles avec le respect de l’équilibre budgétaire promis au FMI cette année, ne suffiront pas à améliorer la situation des Argentins. Elles arrivent tard après des années de cure d’austérité et d’accroissement de l’endettement du pays.
La situation économique et sociale s’est considérablement dégradée depuis 2015 : la croissance est passée de + 2,7% à l’époque à – 1,3 % (FMI) cette année après plusieurs années de récession, la pauvreté a augmenté pour frapper 35% de la population tandis que le chômage est passé de 7 % à plus de 10 %. De plus le pays s’est endetté à hauteur de 57 milliards de dollars auprès du FMI alors qu’il ne l’était pas auparavant et devient désormais le pays le plus endetté au monde auprès de cette institution. L‘inflation a quant à elle doublé passant en l’espace de 4 ans de 26% à plus de 55% avec des perspectives peu reluisantes. De fait la dévaluation du pesos face au dollar consume l’impact, déjà marginal, des mesures sociales annoncées par Mauricio Macri.

Ces élections symbolisent-elles l’échec de Macri ou la victoire du péronisme modéré et du Parti justicialiste ?

Mauricio Macri avait promis un programme de pauvreté 0 et la fin de l’inflation, or sa politique, symbole d’une orthodoxie néolibérale qu’incarne l’accord de 2018 avec le FMI, s’avère être un échec. Le point déterminant de ces élections est la question économique or le gouvernement n’a pas été en mesure de répondre aux conséquences sociales de l’échec de ses politiques, ce qui a provoqué un divorce massif avec la population et notamment les classes populaires.
Par ailleurs Cristina Kirchner a eu l’intelligence de proposer la candidature d’Alberto Fernandez et non la sienne. Ce dernier est davantage perçu comme modéré et incarne un dialogue ouvert avec tous les secteurs du péronisme. Son profil neutralise les dynamiques de polarisation autour de la personnalité de l’ancienne présidente. Cette victoire consacre la remobilisation du camp péroniste après sa défaite électorale en 2015. Cristina Kirchner, malgré les affaires dans lesquelles elle est poursuivie, a réussi, fort de sa forte popularité, à conserver l’arrimage du péronisme à gauche. Ce vote jouit d’une participation de 75% de la population – supérieure à celle de 2015 – ce qui montre que le péronisme a su mobiliser les classes populaires. Le Frente de Todos (la coalition péroniste) gagne partout dans le pays à l’exception de la province de Cordoba et de la ville de Buenos Aires. Il remporte en revanche la province de Buenos Aires avec l’ancien ministre de l’économie de Cristina Kirchner, le jeune Axel Kicillof. Cette province concentre à elle seule 40% de la population argentine et la moitié de la capacité industrielle du pays. Elle avait majoritairement adoubé Macri en 2015. C’est donc un raz-de-marée par rapport à 2015 où le péronisme avait été évincé de presque toutes les provinces sauf au nord, région la plus pauvre du pays.

Quelles ont été les évolutions idéologiques et de gouvernance qui ont permis au Parti justicialiste de revenir sur le devant de scène politique après ces primaires ?

Le Parti justicialiste est historiquement ancré en Argentine et Mauricio Macri n’a d’ailleurs pas de majorité naturelle au Congrès. Il doit composer avec le péronisme depuis son élection. Tous les candidats cherchent à s’attirer le soutien du camp péroniste et Macri a essayé avec un colistier péroniste de séduire à droite du péronisme, ce qui n’a pas fonctionné. Le péronisme se définit comme un mouvement national et populaire. C’est un mouvement socio-politique qui représente plutôt l’Argentine industrielle face à l’Argentine agricole des lobbys très puissants de l’agrobusiness. Sa base sociologique est historiquement constituée par les classes populaires des villes et des périphéries. C’est un mouvement pendulaire au sein duquel se structurent des courants de gauche et de droite. Enfin il ne faut pas oublier que Cristina Kirchner est partie en 2015 avec une forte popularité – ce n’était pas elle la candidate face à Mauricio Macri mais Daniel Scioli – comme en témoignait la mobilisation populaire lors de son départ du palais présidentiel.
Sur le plan programmatique, le Frente de Todos propose une renégociation de la dette, une implication plus forte de l’État dans la régulation et l’investissement économiques, une consolidation du marché intérieur argentin passant par une redistribution plus accrue des revenus et le développement de la production nationale. Ce programme est inspiré par une vision keynésienne contre la doxa néolibérale symbolisée par Mauricio Macri. Pour autant, ce n’est pas un programme révolutionnaire et Alberto Fernandez ne souhaite ne pas se mettre à dos le patronat et les acteurs financiers mondiaux, afin de ne pas subir d’attaques spéculatives sur la dette et la monnaie nationales, ce qui accroîtrait l’appauvrissement de la population et augmenterait les difficultés de financement structurelles du pays.
La victoire du Frente de Todos ne s’explique pas par des arguments strictement idéologiques. En réalité, le camp de Cristina Kirchner est associé à une plus grande prospérité économique et sociale et à une avancée des droits sociaux dans le pays, malgré les difficultés économiques de la fin de mandat et les questions de corruption. En revanche, Mauricio Macri a développé une campagne où l’idéologie a joué un rôle central. Il a opposé sa « modernité » et son « ouverture » au « retour du passé », de la corruption et du chaos sensé être symbolisés par Kirchner et ses alliés. Mauricio Macri a également brandi le spectre du Venezuela en cas de victoire des péronistes sur le mode « votez pour Cristina Kirchner et Alberto Fernandez et l’Argentine deviendra le Venezuela ». De son côté, Alberto Fernandez a joué, dans la grande tradition du péronisme, la carte de l’unité nationale et promu la fondation d’une « nouvelle Argentine » – et non pas « la restauration d’un régime » – autour de la question de la dignité nationale.

Le caractère pluriel du courant péroniste en Argentine avec des péronistes de droite, de gauche, du centre ne peut-il pas être rapproché du gaullisme en France qui est revendiqué par à peu près toutes les forces politiques ?

Il peut y avoir des similitudes dans la forme originelle des deux mouvements. Tout d’abord le thème de l’unité et du rassemblement national. Cependant ce projet est beaucoup plus poussé dans le péronisme originel qui a pour ambition l’organisation de la société autour d’un projet de « conciliation de classes » au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Ce qui explique la structure corporatiste de l’État en Argentine, État qui devait forger le pays comme une société industrielle de pointe. On a des secteurs de la société comme les syndicats qui sont gestionnaires des ressources de l’État et font partie intégrante de l’appareil d’État, ce qui n’est pas le cas en France. Le gaullisme n’a pas absorbé toute la société politique car il s’est construit contre d’autres projets politiques que sont la social-démocratie et le communisme qui ont existé en dehors de lui. Le gaullisme a revendiqué le « au-dessus des partis » mais il a en réalité vécu en concurrence avec la gauche et une partie de la droite. Le péronisme a quant à lui englobé et réorganisé en son sein les principales forces politiques, de droite et de gauche.
Ce qui peut également les rapprocher, c’est ce mécanisme selon lequel le principe fédérateur qui agrège des forces disparates autour du projet national, c’est le chef de l’État, le dirigeant. Le péronisme a permis l’agrégation de tous les secteurs de la société autour de la figure de Juan Perón qui reste aujourd’hui fédératrice. Même Mauricio Macri a tenu un meeting en 2015 à côté d’une statue de Perón pour faire référence à cette mystique nationale. La figure de Perón c’est d’abord l’attachement à la souveraineté argentine, l’attachement à une puissance de l’État argentin, et enfin la figure d’un mouvement dans lequel s’organise la participation des classes populaires au pouvoir politique. Le kirchnérisme incarne l’inclinaison à gauche de ce mouvement. Le péronisme n’est pas « ni de droite ni de gauche » ; au sein même du mouvement, la droite et la gauche s’affrontent durement alors que le gaullisme est un mouvement de droite qui a pu élargir son projet aux classes populaires dans des circonstances historiques particulières.
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