ANALYSES

Après Weinstein, pourquoi l’affaire Epstein secoue autant les États-Unis

Presse
14 août 2019
À la fin de l’année 2017, le scandale Weinstein s’est abattu sur l’Amérique, renversant sur son passage un monument qui semblait indéboulonnable: le silence imposé. L’année 2018 a été portée par le hashtag #MeToo et, pour des milliers de femmes, cela a coïncidé avec un temps de libération de leur parole, un nécessaire préalable à l’apaisement de souffrances qui ne sont toujours pas totalement comprises à ce jour par la société dans son ensemble. L’affaire Epstein devait apporter à 2019 l’épaisseur qu’elle se cherchait, pour accompagner la demande d’une égalité femmes-hommes, et faire le procès d’un passé qu’il faut savoir regarder en face. Mais Epstein s’est donné la mort “en apparence” et il a aussi assassiné son procès.

Tout cela nous renvoie à une réflexion sur la hiérarchie des choses. On peut par exemple penser à ces femmes qui se battent au quotidien pour des droits fondamentaux comme celui de s’exprimer ou d’étudier, des droits si futiles comme de chanter ou de danser, des droits démocratiques comme celui de voter ou de se présenter à des élections. Le débat peut se nourrir facilement des horreurs du monde. Car le monde n’en manque pas. L’affaire Epstein et son épilogue malheureux est un rappel brutal pour l’Amérique qu’il y a une réalité contre laquelle elle doit encore se battre. Ce scandale met en lumière le drame de jeunes filles qui ont connu la maltraitance et la brutalité exercées par les plus puissants de ce pays: il a été question de prostitution, d’asservissement, d’humiliation et de pédophilie. Car ce sont des fillettes, parfois pas plus âgées qu’une douzaine d’années, qui ont subi les assauts d’hommes mûrs, tellement riches et puissants qu’ils pensaient pouvoir tout acheter, jusqu’à les posséder, comme s’il avaient pris leur âme.

C’est pourquoi l’inculpation et un procès de Jeffrey Epstein pour trafic sexuel étaient si importants. D’abord et avant tout, parce que cela aurait permis de rendre justice aux dizaines de jeunes femmes qu’il a maltraitées. Puis, bien au-delà de ce premier but, son cas offrait aussi l’occasion de mettre en lumière la puissance excessive de quelques-uns et de réfléchir à la manière d’y mettre fin et d’entrer dans une nouvelle ère. Enfin, cela aurait donné un sens à la recherche d’une construction nouvelle dans les rapports femmes-hommes, pour qu’ils ne soient plus faits demain d’une suspicion automatique, ou pire gouvernés par la peur ou le rejet.

La société mérite un moment d’expiation car le pire qu’elle puisse vivre c’est une atrocité sur ses enfants. Et Epstein a fait du mal à beaucoup d’enfants. Et tous les Epstein doivent savoir aujourd’hui que la société ne l’accepte plus, qu’elle ne laissera plus faire et qu’il n’y aura plus de silence, ni cette absence effroyable de protestation quand les violences atteignent les enfants.

Il y a plus de quarante ans, Roman Polanski a été reconnu coupable de viol mais le temps n’était pas venu pour une condamnation. Les mœurs étaient différentes, et beaucoup n’ont vu aucun mal dans ses actes. Certains ont même pris sa défense, y compris à Hollywood, car coucher avec une jeune fille de treize ans n’attirait aucun opprobre dans une société qui vivait la révolution sexuelle et célébrait la recherche de plaisirs qu’on appelait pourtant déjà “interdits”. Meryl Streep lui a fait une standing ovation quand il a reçu l’Oscar in absentia. Et Whoopi Goldberg a soutenu que ce qu’il avait fait n’était pas vraiment un “viol”.

Que dirait-on aujourd’hui pour la même chose? Parlerait-on de “viols”? C’est bien ce qui est reproché aussi à Jeffrey Epstein. C’est aussi le type de comportement sexuel que l’on évoque normalement en parlant des pays du Tiers-Monde, là où les jeunes femmes, cherchant désespérément à s’arracher à leur vie de pauvreté, ou à en extirper leurs proches, finissent vendues comme esclaves, victimes de traite des êtres humains. Cela n’a rien de différent de ce que fait cette charogne qui fait traverser la frontière à une jeune Salvadorienne ou Hondurienne ou Guatémaltèque pour la vendre au plus offrant. C’est ce qui arrive encore à d’autres jeunes filles en Afrique, en Asie ou ailleurs, qui finissent par s’évanouir, incapables de résister à des assauts sexuels répétés qui s’enchaînent pour satisfaire les intérêts financiers d’un souteneur qui n’a aucune pitié.

Les crimes de Jeffrey Epstein devaient éclipser ceux d’Harvey Weinstein. Sa mort prive la société d’une nécessaire introspection car elle doit aussi se demander comment elle a pu laisser faire. Il faut en effet mettre devant leurs responsabilités tous celles et ceux qui ont participé, qui ont fermé les yeux, qui ont laissé faire ou qui n’ont pas pris les mesures pour empêcher ces atrocités. Ce n’est qu’à cette condition là que la société agira comme elle doit le faire et ne permettra plus que cela arrive.

Je suis le père de six filles et mon seul espoir est que ce passé sera enterré et que l’avenir de mes enfants leur permettra de vivre dans un monde plus égalitaire et respectueux de leurs droits. Mais, comme tous ces Américains qui assistent impuissants à ce spectacle mal monté que représente l’affaire Epstein, je suis conscient que la page ne pourra se tourner qu’avec la réparation apportée à celles qui ont payé le plus lourd tribut. C’est l’occasion de remettre en perspective la signification du harcèlement, des abus et de la persécution et d’expliquer que petits garçons et petites filles sont potentiellement des êtres en danger. La fermeture de ce chapitre sans un procès qui ferait un nécessaire inventaire ne permettra pas de sauver les vraies victimes.
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