ANALYSES

Le foot des femmes : un avenir en question, « pas à l’abri d’un modèle mal pensé »

Presse
27 juin 2019
Interview de Carole Gomez - Libération
La féminisation du ballon rond se traduira-t-elle forcément par une adoption des codes masculins ? Ou un autre modèle est-il envisageable ? Carole Gomez, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) spécialiste de la géopolitique du sport et coauteure d’un rapport réalisé pour le compte de l’Unesco, Quand le football s’accorde au féminin, en précise les enjeux.
Vous posez une question fondamentale dans ce rapport : la pratique féminine doit-elle dupliquer le modèle masculin ?

Oui, les différents économistes qu’on a pu rencontrer ont soulevé cette question : face à une popularité plus importante, une médiatisation croissante, on est à une heure de choix concernant le modèle économique de la pratique féminine. On a plusieurs solutions : soit on suit les traces du football masculin avec tous les défauts qui sont parfaitement connus, soit on choisit comment construire cette pratique. Va-t-on faire appel à certains sponsors ? Va-t-on inventer un modèle qui ne sera pas forcément fondé sur la billetterie, les droits télé, le sponsoring, etc. ? Ce sont des questions sur lesquelles on doit d’ores et déjà réfléchir parce que potentiellement dans quelques années il sera trop tard, des habitudes seront prises et les enjeux seront trop importants pour être bousculés.

Plusieurs pistes sont lancées. Des hypothèses ont été faites sur l’évolution d’une ligue fermée qui permet de sécuriser un certain nombre d’investissements. On peut aussi imaginer s’inspirer en partie du modèle masculin et aussi d’autres sports ou d’autres pays. Il existe une marge de manœuvre. Mais dans quelques années, compte tenu de cet appel d’air et de la volonté d’un certain nombre d’acteurs privés d’investir, la pression sera grande. Il faut susciter un débat et réunir autour d’une table les acteurs, des personnes qui étudient le modèle économique, des sociologues, des historiens. D’autant que la Fédération internationale a bien saisi l’enjeu, avec une volonté d’en faire un business.
Y a-t-il un risque d’échec ou de ralentissement de la féminisation dans le football ?

L’intérêt de la Fifa fait une différence. Et un certain nombre de fédérations ont bien compris que le vivier de pratiquants était du côté des femmes. Par contre, on n’est pas à l’abri d’un modèle mal pensé sur le long terme. Il faut par exemple qu’une pratique régulière soit possible, et que des championnats nationaux, jeunes, des tournois soient organisés. L’Unesco a aussi identifié la nécessité d’avoir un observatoire sur la pratique du sport féminin. On ne peut que soutenir cette initiative. Ce n’est pas seulement ce qui se passe pendant la Coupe du monde qui est important, c’est aussi ce qui va se passer dans les six mois à un an qui vont suivre. S’il y a un élan d’inscription de filles dans les clubs mais que les dispositifs ne sont pas à la hauteur de leurs attentes, il y a un risque de déception. Le plus gros challenge sera de continuer à parler de cette pratique sur le long terme, et les médias ont un rôle essentiel.
Peut-on envisager, tant qu’il n’y a pas assez de joueuses, l’organisation de matchs mixtes ?

C’est une question essentielle qui, pour l’instant, est plutôt écartée par la fédération. Mais de plus en plus d’initiatives sur la pratique mixte se lancent, même en dehors de toute fédération. Là aussi, c’est une vraie question : quelle mixité, et comment la mettre en œuvre ? Il y a peut-être une nécessité de mettre des règles plus strictes pour que la mixité soit réelle sur le terrain. C’est la question des quotas, par laquelle on serait obligés de passer dans certains cas pour arriver à avoir une réelle pratique mixte qui perdure.
Peut-on préjuger des effets de la Coupe du monde ?

Elle n’est pas finie et il faut être prudent sur les conclusions qu’on peut en tirer. La question de la féminisation ne se résume pas à la présence de joueuses, mais doit englober la question des entraîneures, de l’arbitrage, et des femmes dans les instances dirigeantes.

Entretien réalisé par Aurélie Delmas pour Libération.
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