ANALYSES

« Sur le plan économique, l’Inde ne sera pas une nouvelle Chine »

Presse
23 mai 2019
L’économie est-elle un enjeu des élections indiennes ?

Narendra Modi avait fait toute sa campagne en 2014 sur les enjeux économiques mais il a progressivement glissé vers un agenda plus politique et idéologique lors de son mandat. Pour cette campagne, l’agenda est essentiellement sécuritaire et il ne souhaite manifestement pas aborder son bilan économique. Ses opposants avancent des propositions pour le faire réagir, comme le revenu universel garanti proposé par le parti du Congrès, mais ils ont bien du mal à ramener les débats sur les questions économiques. C’est un enjeu silencieux en quelque sorte.

Les chiffres de la croissance indienne, pourtant, pourraient faire rêver plus d’un pays…
C’est le paradoxe indien. Sur le papier, une croissance économique qui tourne autour de 7% pourrait traduire un bilan très satisfaisant. Dans les faits, le bilan est bien moins positif. C’est une croissance qui n’a pas créé suffisamment d’emplois, qui a peu bénéficié à la population rurale et qui n’est pas suffisante pour faire face à la transition démographique. Il faudrait en réalité soit un autre type de croissance, soit une croissance à deux chiffres pour faire face aux défis du développement.

Le chômage serait en effet au plus haut depuis plusieurs décennies. Narendra Modi avait pourtant accédé au pouvoir en promettant dix millions de nouveaux emplois par an. A-t-il échoué sur ce terrain ?

Un million de jeunes arrivent sur le marché du travail chaque mois : on estime qu’il faudrait 12 à 15 millions de nouveaux emplois par an pour répondre aux besoins. Or, à cause de la démonétisation de la roupie [le retrait de la plupart des billets en circulation pour officiellement éradiquer l’argent illicite] et des difficultés de la mise en œuvre de la « TVA indienne », on estime que l’Inde a créé environ 2 millions d’emplois par an dans le secteur formel et 3 millions dans le secteur informel.

Le reste sont des emplois de mauvaise qualité et surtout un fort sous-emploi des jeunes. On est donc loin des promesses de 2014 alors même que les jeunes avaient fait partie des forces sociales séduites par son volontarisme. Cela fait partie des inconnues de ce scrutin.

La grogne du monde rural, qui n’a pas bénéficié de la croissance, pourrait également coûter son poste à l’actuel Premier ministre. L’agriculture est-elle la grande perdante ?

Narendra Modi s’intéresse peu au monde rural. Il a laissé son équipe d’économistes libéraux grignoter une politique agricole traditionnellement très interventionniste. Il présente la désinflation comme l’un de ses succès, mais cette dernière est en réalité le fruit de prix agricoles tirés vers le bas. C’est à l’origine des manifestations qui ont réuni au printemps des centaines de milliers de paysans.

Ce qui inquiète également l’Inde rurale, ce sont les effets pervers de la révolution verte, qui a certes permis de tripler la production agricole nationale, mais qui a aussi vidé les nappes phréatiques, pollué les terres et détérioré la qualité de l’alimentation. Or, Narendra Modi n’a pas proposé beaucoup de réponses à ces défis, et encore moins au réchauffement climatique dont l’Inde est l’une des plus grandes victimes.

Le programme « Make in India », poussé par Narendra Modi, devait inciter les entreprises étrangères à venir produire directement dans le pays afin de faire de l’Inde une grande nation manufacturière. Le monde sera-t-il bientôt inondé de produits indiens ?

C’était l’étendard de sa campagne en 2014, jouant sur le registre économique tout en faisant vibrer la corde nationaliste. C’est un échec cuisant au point qu’il passe inaperçu pendant la campagne. Peu de nouvelles entreprises étrangères ont investi en Inde ces dernières années, et les industriels indiens souffrent eux-mêmes d’un fort endettement qui déprime leurs investissements.

Je pense que l’agenda politique et idéologique de Narendra Modi, vu comme un signe d’instabilité, fait fuir les investisseurs étrangers. On ne voit pas émerger partout dans le pays ces « champignons industriels » tant promis. L’Inde ne sera pas une nouvelle Chine. Elle est loin, très loin même, de pouvoir prétendre au même niveau d’infrastructures ou de formation de la main d’œuvre.

L’Inde semble hésiter entre ouverture et protectionnisme. Le pays s’ouvre aux capitaux étrangers, mais durcit en même temps, par exemple, les règles s’appliquant aux plateformes de e-commerce étrangères. Est-ce une manière de favoriser l’émergence de champions nationaux ?
Cela révèle la contradiction profonde chez Narendra Modi entre un « hyper-nationalisme » et un discours économique libéral. Cette politique est plutôt un échec. Les entreprises étrangères se plaignent régulièrement d’une forme de xénophobie de la part des services fiscaux et douaniers qui restent très bureaucratiques.

De nouveaux géants nationaux pourraient incarner la synthèse entre nationalisme et libéralisme, à l’image de ce que fait la Chine. L’Inde ne manque pas de grandes entreprises mais, dans les faits, elles sont assez inefficaces. Beaucoup vivent en réalité de rentes de marché, les autres sont proches de la faillite. Les entreprises dynamiques capables d’investir en Inde et à l’étranger se comptent sur les doigts d’une main.

En Asie, l’Inde semble encore éclipsée par l’ombre de Pékin. Le pays arrive-t-il à trouver sa place malgré le poids économique écrasant de la Chine voisine ? New Delhi ne cache pas sa méfiance vis-à-vis du projet des « Nouvelles routes de la soie ».

L’Inde, quel que soit le gouvernement, est très réservée sur le projet chinois qu’elle perçoit comme un encerclement car tous ses voisins sont concernés. Par ailleurs, New Delhi voit bien qu’il ne joue pas dans la même cour que Pékin sur le plan économique. La méfiance indienne est le symbole frappant du déséquilibre vis-à-vis de la Chine.

Pourtant, aujourd’hui, la force de l’Inde est d’être la seule puissance capable de contribuer à rééquilibrer la puissance chinoise en Asie. Le pays entretient d’excellentes relations avec le Japon, et elles sont bonnes avec les pays de l’Asean et d’Afrique, mais aussi avec la Russie, les Etats-Unis et l’Europe. L’ombre de Pékin éclipse l’Inde, mais cette ombre fait peur et elle peut y puiser des arguments en sa faveur.
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