ANALYSES

L’élection d’une « Europe forteresse » ?

Presse
21 mai 2019
Interview de Béligh Nabli - Libération

Emmanuel Macron a été élu à la présidence de la République l’année de la commémoration du soixantième anniversaire du traité de Rome, pilier de l’actuelle Union européenne. Un symbole pour celui qui a, durant la campagne présidentielle, affiché sa foi dans le projet européen. Une foi qui ne s’est concrétisée par aucune avancée significative. Pis, le président Macron semble plus isolé que jamais sur la scène européenne.


En France, non seulement il n’a pas su mobiliser autour d’un quelconque projet européen, mais il a sciemment tenté de réduire l’enjeu des élections européennes à une alternative simple et simpliste, à un choix binaire et manichéen qu’il avait déjà formulé à travers l’opposition « progressistes versus nationalistes ». Or celle-ci s’avère peu évidente et encore moins efficace. Non seulement ce discours a eu un effet mobilisateur chez les nationalistes d’extrême-droite en France et en Europe, mais l’action d’Emmanuel Macron peine à incarner cette opposition. Pour preuve, la politique migratoire menée depuis le début du quinquennat répond en grande partie au discours nationaliste fondé sur la défense des frontières contre des migrants identifiés comme une menace extérieure; le nombre comme le traitement des migrants enfermés dans des centres de rétention administrative illustre une politique coercitive peu efficace…


Le retour au vieux paradigme de l’État-nation souverain est le coût politique direct de l’impuissance européenne … Là encore, la question migratoire est topique. Si l’intensité des flux a baissé ces derniers mois, la traversée de la Méditerranée demeure « la route la plus mortelle du monde » (selon le Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés). La comptabilité macabre des victimes des embarcations de fortune et autres «camions funéraires» qui jalonnent l’espace terrestre et maritime européen reste d’actualité. Nous Européens sommes devenus insensibles, ou presque à la réalité du cimetière maritime qu’est devenue la Méditerranée …


Outre le cas des réfugiés politiques, les déplacés climatiques deviennent réalité : comment ignorer un phénomène appelé à prendre une ampleur croissante ? Les dispositifs de contrôle et de surveillance symbolisés par Frontex et ses avatars ne sauraient masquer l’incapacité européenne à apporter une réponse commune au sein d’un ensemble commun et trahit la prévalence de choix guidés par des considérations égoïstes et courtermistes. Un déficit de solidarité et de volontarisme européens – où la France a sa part de responsabilité – qui a nourri le sentiment d’abandon des Italiens face à l’intensification des flux migratoires et la montée en puissance des forces fascisantes désormais au pouvoir à Rome. Le sort du navire (de sauvetage) « Aquarius » est symptomatique. Au-delà de la condamnation politique et morale de l’Italie et de Malte qui avaient refusé l’accès à leurs ports, le jeu des hypocrisies a prévalu sur les obligations juridiques à l’égard de l’Aquarius : le devoir des Etats européens de porter assistance aux personnes en détresse en mer – en leur offrant un lieu sûr dans des délais raisonnables – découle directement du droit international de la mer. La France n’était pas en position de donner une quelconque leçon de morale européenne à l’Italie. Pour justifier son silence assourdissant, malgré la proximité de ses côtes et de ses ports, la France s’est engluée dans une série d’arguties juridiques qui contribuaient in fine à légitimer le discours anxiogène sur l’accueil des réfugiés, réduits à une menace sécuritaire et identitaire. Une décision élyséenne ni à la hauteur des valeurs républicaines et européennes, ni en harmonie avec le discours qu’avait Emmanuel Macron en tant que candidat à l’Elysée. Le geste humanitaire du gouvernement espagnol à peine formé par la gauche sauva l’honneur de l’Europe, sans pouvoir apporter de solution pérenne à une crise migratoire qui nourrit la crise existentielle dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus l’Europe.


Quelle Europe voulons-nous : une forteresse repliée sur elle-même tel un village fantasmé dans un monde globalisé ou une Europe réaliste et responsable (qui admet que les migrants et les réfugiés ouvrent un nouveau champ des possibles pour le Vieux continent) digne de ses valeurs fondatrices ? Les Européens doivent assumer d’autant plus leur part de responsabilité dans la tragédie qui se joue. Il suffit ici de rappeler notamment que le chaos qui règne en Libye depuis la chute de Kadhafi provoqué par l’intervention militaire franco-britannique a permis non seulement aux forces djihadistes de prospérer, mais aussi aux organisations criminelles de développer le trafic d’êtres humains. Depuis, les Européens ne sont à la hauteur ni de leur responsabilité, ni des valeurs affichées. Au contraire, le temps est au déni et au repli. Jusqu’où ?

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