ANALYSES

Le Tibet, mars 2019 : de l’indifférence à l’oubli ?

Tribune
29 mars 2019


« Soixante ans après l’exil du dalaï-lama en Inde, la cause de la liberté tibétaine, qui lui a valu un prix Nobel et une célébrité internationale, a perdu beaucoup de son élan, neutralisée, selon les analystes, par le passage du temps et la montée en puissance mondiale de la Chine[1] ». On ne saurait effectivement mieux dire… Récemment[2], une revue de relations internationales (The Diplomat) s’interrogeait pareillement, à bon droit : « Où est passé l’appel de ralliement pour un « Tibet libre » ? La résistance à l’occupation chinoise se poursuit au Tibet, mais sa visibilité en Occident semble avoir nettement diminué depuis les années 1990 ». L’emploi de l’euphémisme fera également sens ici.

Dans l’Hexagone, l’actualité de ces derniers jours ne crée pas précisément les conditions d’un inversement de jurisprudence tibétaine à court terme : le long séjour printanier du chef de l’État Xi Jinping en France, la densité des interactions diverses (avec le président E. Macron notamment) avec notre 2e fournisseur et 7e client[3], annulaient par définition toute initiative ou sujet contentieux susceptible de froisser la susceptibilité du visiteur et d’agir de manière négative sur les relations entre Pékin et Paris ; une ‘prévenance’ qui facilita certainement, entre autres dividendes, la signature lundi 25 mars d’un contrat pour commande de 300 Airbus pour l’entreprise China Aviation Supplies Holding (pour un montant total, au prix catalogue, approchant les 32 milliards d’euros). On se situe donc en ce printemps 2019 fort loin du précédent de 2008, annus horribilis lors de laquelle le passage chaotique de la flamme olympique chinoise par Paris (le 7 avril) précéda d’un semestre la (brève) rencontre entre le chef de l’État français N. Sarkozy et le dalaï-lama (6 décembre à Gdansk, Pologne), alimentant une ire telle du côté de Pékin qu’elle se répandit un certain temps  – au détriment de l’Hexagone – sur les plans politiques, comptables et commerciaux. Une douzaine d’années plus tard, le précédent et son coût comptable ont donc été bien retenus, mais de cela, nous ne doutions guère.

Loin des fastes et privilèges entourant l’escale azuréenne puis parisienne du Secrétaire général du PCC et président de la République populaire Xi Jinping, la discrétion entourant quelques jours plus tôt la visite dans la capitale tchèque de Lobsang Sangay, le Premier ministre du gouvernement tibétain en exil, tranchera, c’est le moins qu’on puisse dire. Et puis, du reste, qui s’en est seulement ému ou était au courant : « Chaque fois que je viens ici (à Prague), on m’encourage, on m’encourage, on me donne le carburant pour revenir en arrière et dire : il y a des gens partout dans le monde qui nous soutiennent, qui nous croient[4] ». Un propos tout en mesure, tout en discrétion ; et résignation.

Et ce, alors même que ce mois de mars 2019 célèbre le soixantième anniversaire du départ de celui qui, sa vie étant possiblement menacée, déguisé alors en soldat tibétain, quitta Lhassa et son Palais du Potala pour ne plus jamais y revenir. Dépeint comme un ‘’dangereux séparatiste’’ par la République populaire, comme quelqu’un qui selon le responsable du PCC au Tibet (le secrétaire du Parti Wu Yingjie) n’aurait « ’pas fait une seule bonne chose pour le Tibet depuis son départ[5] », le 14e dalaï-lama est de moins en moins souvent l’invité de marque des grandes capitales (démocratiques) occidentales, hier encore pourtant très friandes de sa présence, de son aura. Ce, alors même que voilà déjà huit années qu’il s’est retiré de la vie politique (au printemps 2011) pour se consacrer pleinement à son rôle de chef spirituel des bouddhistes tibétains : depuis 2016, il n’est aucun chef de l’État en exercice à l’avoir convié à quelque rencontre officielle que ce soit.

Non pas que la planète dans sa totalité se soit définitivement dessaisie du sort du Tibet et de sa population ; de l’autre côté de l’Atlantique, à quelques jours de Noël 2018, le président D. Trump paraphait une nouvelle législation américaine à destination de la Chine, le Reciprocal Access to Tibet Act, dont le dessein, selon les dispositions de ce texte, serait « d’obliger les autorités chinoises à céder aux limites qu’elles imposent aux déplacements dans les régions tibétaines ». « Pendant trop longtemps, la Chine a dissimulé ses violations des droits de l’homme au Tibet en limitant les déplacements[6] », précise un élu démocrate de la Chambre des représentants.

Au printemps 2019, 11 ans après les violentes émeutes antigouvernementales [7]et contre l’ethnie Han au Tibet, l’agence de presse chinoise Xinhua livra sa vision sino-chinoise de la réalité tibétaine des dernières décennies : « (…) Soixante ans après la réforme démocratique qui a fait date au Tibet, les habitants de la région du plateau jouissent de droits humains sans précédent dans l’histoire. La réforme démocratique au Tibet en 1959, menée par le Parti communiste chinois, a mis fin au système cruel de servage et émancipé un million de serfs tibétains, soit plus de 90 % de la population de la région à l’époque. La réforme historique et la mise en œuvre du système d’autonomie ethnique régionale en 1965 ont fait entrer la région dans une nouvelle ère de développement, de progrès et de prospérité continus (…) ». Laissons là l’éditorialiste à son formidable enthousiasme. Certes, d’un point de vue strictement statistique ou comptable, Pékin peut dans une certaine mesure pavoiser : l’espérance de vie moyenne des Tibétains est passée de 35 ans dans les années 1950 à 70 ans en 2018 et le PIB tibétain a connu une croissance à deux chiffres ces 25 dernières années.

Le 10 mars en Inde, dans ce pays abritant depuis 1959 à Dharamsala le gouvernement tibétain en exil, ils étaient plusieurs milliers de sympathisants de la cause tibétaine à défiler dans la capitale New Delhi, brandissant des drapeaux tibétains et des posters à l’effigie du 14e dalaï-lama ; 3 000 km vers l’Est, dans la capitale Taïpei de ‘’l’île rebelle’’ Taïwan, cette commémoration particulière draina également son lot de participants.

Dans la capitale de Chine continentale, on se trouvait naturellement à des lieues d’un tel engouement, et pour cause : le printemps 2019 apparaît sur le calendrier politique de Pékin comme une saison particulièrement sensible. Hormis le 60e anniversaire du soulèvement tibétain (avorté), se profilera début juin le 30e anniversaire de la répression du mouvement étudiant place Tiananmen (Pékin) ; à peine un mois plus tard, le 5 juillet, la population ouïgoure du Xinjiang célébrera le 10e anniversaire des émeutes dans la capitale Ouroumtchi ayant coûté la vie de plusieurs centaines d’individus.

Lors de la décennie écoulée, ce sont a minima 155 Tibétains qui se sont immolés (nombre d’entre eux n’ont pas survécu à ce geste désespéré) pour protester contre la politique de Pékin à l’endroit du Tibet et des six millions de Tibétains. Fin 2018, le dalaï-lama (83 ans) perdit en l’espace de quelques semaines deux compagnons de longue date (décédés de mort naturelle) et défenseurs émérites de la cause tibétaine, Lodi Gyaltsen Gyari (69 ans), un de ses principaux émissaires[8] politiques, et Palden Gyatso (85 ans), un téméraire moine bouddhiste incarnant la résilience[9] face à la politique chinoise vis-à-vis de Lhassa. Des disparitions comme autant de rappels du caractère futur ténu de la cause tibétaine.

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[1] Dépêche AFP (‘Le Tibet glisse lentement hors des radars mondiaux à mesure que le dalaï-lama vieillit’), reprise par divers médias asiatiques (cf. The Straits Times, Channel NewsAsia) le 15 mars 2019.

[2] ‘’Has the ‘Free Tibet‘ Movement Fizzled Due to China’s Rise?’’, The Diplomat, 1er mars 2019.

[3] Le site internet du ministère français des Affaires étrangères nous rappelle que la Chine est notre premier déficit commercial bilatéral (près de 30 milliards de $ en 2018) et que dans l’ex-Empire du Milieu, plus de 1 100 entreprises françaises sont présentes, à la recherche d’une part de marché plus conséquente (1,4%).

[4] The Japan Times, 10 mars 2019.

[5] ‘’China defends Tibet policies, claims Dalai Lama hasn’t done a ‘single good thing’ for region sixty years after fleeing’’, The Japan Times, 10 mars 2019.

[6] ‘’Trump Signs Law Punishing Chinese Officials Who Restrict Access to Tibet’’, New York Times, 21 déc. 2018.

[7] Selon Pékin, ces émeutes auraient fait une vingtaine de victimes dans les rangs de la population Han ; les autorités communiquent avec moins d’entrain sur le nombre de Tibétains ayant perdu la vie dans ces événements.

[8] Entre 2002 et 2010, il participa à la dizaine de sessions de discussions avec Pékin sur le statut du Tibet.

[9] Pour ses convictions, il fut incarcéré dans des prisons chinoises, dans des camps de travail, durant plus de trente années ; dans le confort que l’on imagine…
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