ANALYSES

Visite de Xi Jinping en Europe : « Le bouc émissaire chinois sert surtout à cacher les divisions profondes entre Européens »

Presse
24 mars 2019
L’Italie est le premier pays européen à signer un protocole d’accord pour intégrer les « nouvelles routes de la soie » chinoises. Comment cela va-t-il se traduire concrètement ?

Dans ce genre de grandes rencontres on signe des protocoles généraux, pas des contrats dont un certain nombre d’ailleurs ont été conclus en amont comme pour le terminal de Vado signé par Venise avec le géant Cosco notamment. Néanmoins, et ceci est très important pour la Chine, l’Italie est en effet le premier grand pays européen à s’engager officiellement dans le projet BRI, Belt and Road Initiative (ndlr : terme donné aux nouvelles routes de la soie).

Ce qui signifie qu’elle va rejoindre un cadre juridique et même financier établi pour les quelque 80 pays déjà associés aux « nouvelles routes de la soie ». Concrètement, une vingtaine de projets semblent identifiés, comme les ports de Gènes et surtout celui de Trieste qui donne accès à toute l’Europe centrale par voie maritime. Mais on parle aussi de celui de Palerme visité par le président chinois.

Outre l’avancée sur les ports, il y a également des projets dans le ferroviaire, l’énergie ou même la finance avec des achat d’obligations d’état et des actions dans des sociétés publiques italiennes. On parle de ENI ou d’Alitalia. Et rappelons-nous que le géant Pirelli a été racheté par ChinaChem il n’y a pas si longtemps pour la bagatelle de 8 milliards de dollars.

Quel va être l’impact sur la balance commerciale italienne qui est déficitaire en Chine ?

C’est l’un des arguments italiens de dire que les autres pays européens sont beaucoup plus engagés vis-à-vis de la Chine. Elle reçoit 32 milliards d’euros environ d’importations contre 115 pour l’Allemagne (2017) qui équilibre en outre presque ses échanges avec la Chine alors que l’Italie couvre moins de la moitié de ses importations par ses propres exportations. Sans compter que les 25 milliards d’investissement chinois réalisés en Italie ces dix dernières années italiennes représentent cinq fois moins que pour l’Allemagne !

Mais il est vrai qu’on ne voit pas bien comment cet accord va résorber le déficit italien puisqu’il vise d’abord à faciliter le transport maritime chinois vers l’Europe et donc l’Italie, ce qui explique d’ailleurs les inquiétudes de ses partenaires européens dont le marché italien est le troisième de l’Union. Dans les accords signés hier (le 23 mars 2019), la Chine s’est toutefois formellement engagée à favoriser l’implantation des entreprises italiennes en Chine, notamment dans le luxe et les produits alimentaires qui supportent des droits de douane encore très élevés et surtout de fortes barrières non tarifaires. Mais ça ne mange pas de pain, bien sûr. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient !

Pourrait-il y avoir des représailles américaines du coup ?

Il faut noter que l’exécutif italien a été divisé sur le sujet et la Chine a su jouer avec toute la finesse de « L’art de la guerre » et de la diplomatie du « diviser pour mieux régner » de Sun Tzu. Matteo Salvini (ministre italien de l’Intérieur, ndlr), qui se veut un grand allié de Donald Trump, s’est avéré très sensible aux critiques américaines sur la technologie du 5G par exemple. C’est pourtant bien lui qui a nommé celui qu’on appelle l’avatar sicilien de Marco Polo, Michele Geraci, au poste de sous-secrétaire d’état à l’industrie et au développement économique. Or Geraci a enseigné la finance une dizaine d’années à Shanghai et en est revenu avec sa « solution chinoise » aux problèmes économiques et même d’immigration de l’Italie. C’est lui qui a peaufiné cet accord dans les plus grands détails et su convaincre l’autre aile de la coalition, le mouvement « Cinq Etoiles » de monter une « Chinese Task Force » qui a valu à Luigi di Maio, le très anti-américain vice-président du Conseil et ministre du développement économique, d’être régulièrement invité par les Chinois ces dernières années. Habilement enfin, la Chine a su jouer sur l’imaginaire toujours vivant en Italie des routes de la soie décrites par Marco Polo, ce navigateur vénitien du XIVème siècle qui aurait rapporté les spaghettis et même la pizza de Chine. Dans ces conditions, on ne voit pas bien le président Trump engager des représailles.

L’Italie devient-elle le marchepied de l’expansionnisme chinois en Europe de l’Ouest ?

Ce n’est vraiment pas si simple que cela. Le bouc émissaire chinois sert surtout à cacher les divisions profondes entre Européens et une inflexion ultra-libérale qui a laissé l’Europe désarmée dans la compétition mondiale. On pense qu’avec la Chine, on a affaire à une sorte de Machiavel qui divise pour mieux régner, qui va contribuer à faire éclater l’Europe. Or la Chine est surtout pragmatique. Elle a absolument besoin de trouver les moyens de contrecarrer son ralentissement économique interne et d’acquérir rapidement un savoir-faire technologique et des champions mondiaux, choses qu’elle a finalement trouvées plutôt en Europe qu’aux États-Unis dont la porte se ferme de plus en plus à la Chine.

Ce n’est que tout début mars que le Parlement européen a enfin mis en place de nouvelles règles de contrôle des investissements étrangers pour « sauvegarder la sécurité, l’ordre public et nos intérêts stratégiques ». Et c’est seulement pour le dernier Conseil européen des 21 et 22 mars que la Commission a proposé un programme en dix points visant à rééquilibrer nos relations avec la Chine. Elles étaient effectivement devenues totalement asymétriques, tant sur le plan commercial que sur le plan de l’implantation en Chine de nos entreprises.

C’est évidemment tard, peut-être maladroit quand on désigne la Chine comme un « rival systémique » alors qu’on lui propose d’être un partenaire. D’autant que la Chine vise désormais un positionnement géopolitique permettant de rééquilibrer la donne dans son bras de fer avec les Etats-Unis. Avec ce nouveau coup de semonce en Italie, espérons que les Européens vont enfin trouver les voies de l’unité pour une relation plus équilibrée avec la Chine. Il est de leur intérêt de ne pas rester des vassaux de Washington, comme de se protéger intelligemment pour rester des partenaires de premier plan en Asie, qui reste la zone la plus peuplée et la plus dynamique du monde.

Xi Jinping vient d’arriver en France. Le président Emmanuel Macron le recevra entouré de la chancelière allemande Angela Merkel et du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Va-t-il recevoir le même accueil qu’en Italie ?

Il y a clairement deux écoles en France comme en Europe. D’une part, les « faucons » qui considèrent d’entrée de jeu que les Chinois ont de mauvaises intentions et que nous ne partageons pas du tout les mêmes valeurs. C’est aussi la position de Washington, et tous rejettent l’idée selon laquelle un « super plan Marshall » pour le monde est une bonne idée. C’est ainsi que Pékin habille son projet de « nouvelles routes de la soie ».

Il y a d’autre part les « colombes » qui militent pour un engagement actif avec la Chine jugée comme incontournable désormais tant sur les plans économique que diplomatique, mais qui manquent parfois de réalisme sur les rapports de force.

On peut dire que le positionnement d’Emmanuel Macron va plutôt dans le sens des « faucons » depuis notamment sa dernière visite officielle en Chine l’an dernier. Il faut dire que son défi est de répondre au risque de marginalisation de la France par la Chine, et à terme d’éclatement du projet européen. La Chine vient de « gagner » l’Italie. Mais on ne parle ni du Royaume-uni ni du Luxembourg de Junker qui se sont offertes comme des places fortes pour l’internationalisation du yuan par exemple. L’Angleterre dispose même un envoyé spécial sur les projets BRI !

Quant à l’Allemagne, c’est le premier pays à s’être engagé dans le ferroviaire transcontinental avec la Chine et le pays y est très présent industriellement d’ailleurs puisque BASF a réalisé l’an dernier le plus gros investissement industriel jamais vu en Chine pour 10 milliards d’euros. Ne parlons pas des Pays-bas dont les ports sont la porte d’entrée de l’essentiel des exportations du made in china, et où des groupes chinois sont entrés dans le capital à hauteur de 35% par exemple pour le terminal Euromax à Rotterdam.

Le président français a donc compris qu’il y avait urgence désormais d’adopter une démarche collective face à Pékin afin de trouver la voie du « juste milieu » : celle de la réciprocité et de la fermeté. Il est en effet indispensable que l’Europe arrive enfin à imposer à la Chine des règles de symétrie au plan commercial comme technologique ou des investissements directs. Encore faut-il que Pékin l’accepte.

Or mon sentiment est que la Chine n’a pas beaucoup le choix en ce moment compte tenu de son ralentissement économique et de son bras de fer avec Washington. Une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour les Européens. Le plus dur pour eux finalement sera de trouver les voies d’un compromis entre tant d’intérêts divergents. C’est une véritable partie de Go, et les Chinois sont en général meilleurs à ce jeu, hélas !
Sur la même thématique
Quel avenir pour Taiwan ?