ANALYSES

« Apprendre ne suffit plus. Il faut apprendre à comprendre »

Presse
26 janvier 2019
Le monde qui nous entoure est, à bien des égards, devenu complexe à décrypter et appréhender. Parallèlement la tentation est grande de verser dans le simplisme et la pensée binaire…

Oui, nous manquons aujourd’hui de recul et de mise en perspective sur toute une série d’événements. La réactivité qui s’impose à nous a des atouts mais le revers de la médaille est qu’elle nous force à négliger le long terme et à rester ancré dans la réalité immédiate. Le temps va de plus en plus vite et comme nous sommes contraints de fonctionner à flux tendu, la difficulté principale est désormais de parvenir à conserver une distance pour penser les choses.

Un contexte qui favorise les thèses conspirationnistes et complotistes…

Oui, certainement, encore qu’il faille nuancer car ces thèses ont de tout temps exister. Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui davantage de complotisme qu’auparavant. En fait, toutes ces thèses qui renvoient au phénomène des fake news c’est ce qu’on appelait avant la rumeur. Rappelez-vous combien d’années on a entendu qu’Elvis Presley n’était en fait pas mort… La différence est que ces thèses circulent aujourd’hui beaucoup plus vite et que leur viralité permet de toucher beaucoup plus de monde, beaucoup plus rapidement, que par le passé. Il y a tout de même un bénéfice: le contre-poison peut lui aussi se distiller plus rapidement.

De quoi a-t-on besoin pour « réfléchir mieux »? D’une meilleure pédagogie ? D’un autre système éducatif ?

L’idéal serait de donner à chaque citoyen les moyens de développer son esprit critique. Une ambition qui concerne donc au premier chef les enseignants, les journalistes, les politiques… Car une idée reçue, prise isolément, peut apparaître comme étant de bon sens. Mais quand on la restitue dans l’histoire longue on s’aperçoit qu’elle est relativement inexacte voire tout à fait fausse. En tant qu’enseignant, je répète à mes élèves que ce n’est pas tant ce que je vais leur apprendre qui importe mais le fait d’apprendre à réfléchir et d’être capable de mettre les choses en perspective. Donner les codes de réflexion, nourrir leur esprit critique par rapport à ce que je leur ai appris et par rapport à ce qu’ils vont apprendre par la suite, voilà la vraie victoire de l’enseignement. Aujourd’hui apprendre ne suffit plus. Il faut apprendre à comprendre.

Face à ces clichés qui collent à la pensée, le récit médiatique est-il en cause ?

Autant je trouve normal de critiquer les médias et d’exercer une surveillance à leur égard, autant une critique globale comme on l’entend régulièrement en ce moment, le fameux « tous pourris », n’a pas de sens. Je suis néanmoins contre l’idée de prétendre que seuls les médias « mainstream » disent la vérité. Il y a parfois des erreurs involontaires. Il y a aussi des mensonges par conviction. Parallèlement, on peut parfaitement trouver des informations pertinentes sur le web. Personne n’a le monopole de la vérité ou du mensonge.

Les médias auparavant n’étaient d’ailleurs pas plus vertueux qu’aujourd’hui. On est tous bousculés par la rapidité et les médias le sont encore plus. Auparavant quand vous receviez une lettre vous mettiez parfois plusieurs jours pour y répondre; vous preniez le temps de la réflexion et c’était une manière de ne pas se laisser emporter par les émotions. Aujourd’hui, quand on reçoit un mail, on répond souvent dans l’heure. Le rapport au temps a changé. C’est parfois pratique mais il faut se préserver de soi-même et garder le temps de la réflexion. Ce n’est pas tant l’immédiateté qui pose question que les technologies dont nous devenons les serviteurs.

Le monde va mal, les crises sont partout, c’était mieux « avant », voilà une idée reçue qui continue de faire son chemin…

On a tous la nostalgie du paradis perdu. Mais le monde était-il vraiment meilleur quand il y a eu 600.000 morts dans un coup d’État raté en Indonésie, lorsqu’il y avait l’apartheid en Afrique du Sud, lorsqu’on n’était pas loin d’une guerre nucléaire qui aurait pu faire disparaître l’humanité, lors de la guerre de Vietnam qui a fait des dizaines de milliers de morts…

On a toujours tendance à se rappeler des bonnes choses du passé, moins des mauvaises. Par ailleurs, nous sommes mieux informés de ce qui se passe parfois à l’autre bout du monde et notre exigence morale est plus forte qu’auparavant. Prenons l’exemple des bombardements sur les populations civiles. Auparavant, c’était des faits de guerre. Aujourd’hui, on considère à juste titre qu’il s’agit d’un crime de guerre et d’un crime contre l’humanité. On est finalement moins imperméables aux malheurs des autres qu’auparavant.

S’il y a bien un sujet qui crispe et agite les débats c’est celui des migrants et de l’immigration en général…

3,5% de la population mondiale sont aujourd’hui des migrants. Ils étaient encore 5% au début du XXe siècle. En proportion donc il y a moins de migrants. Mais en chiffres absolus ils ont augmenté car la population mondiale a augmenté. Il y a eu un afflux en 2015-2016, c’est vrai. Depuis lors, il y a beaucoup moins de migrants mais les acquis en terme de perception sont restés. L’Europe a échoué à gérer cet afflux parce qu’elle n’a pas su gérer le phénomène de manière collective. L’Allemagne s’est montrée généreuse dans l’accueil sans prêter attention aux autres pays. L’Italie, elle, a fermé ses frontières. Un million de migrants sur une population vieillissante de 450 millions de personnes, c’était « un choc » qui était franchement absorbable.

Il y a aussi la question climatique et celle de l’exploitation des ressources de notre planète. Une idée reçue aussi ?

Non, l’idée reçue serait plutôt que ce défi stratégique va s’arranger tout seul. Tout le monde sait, sauf peut-être les présidents américain et brésilien, qu’il s’agit de la plus grave menace qui plane aujourd’hui sur la planète ou plutôt sur l’humanité. Parce que la planète quoiqu’il arrive nous survivra, elle. Et ce n’est pas le marché seul qui va pouvoir régler la question. L’État doit imprimer la marche.

Vous dites que Trump n’est pas irrationnel mais que sa stratégie de rendre à l’Amérique sa grandeur risque de lui revenir en pleine figure ?

On peut se moquer de lui, il est évidemment excessif mais il est tout de même à la tête de ce qui est aujourd’hui encore la première puissance mondiale. Il voudrait revenir à une époque où les Etats-Unis dirigeaient la manœuvre au niveau mondial mais à monter les uns contre les autres comme il le fait, en méprisant ses alliés, il risque en réalité d’affaiblir les Etats-Unis. Dénoncer comme il l’a fait l’accord nucléaire iranien était déjà en soi problématique. Mais qu’ensuite il impose de ne pas commercer avec l’Iran, voilà qui va largement au-delà de ce qui existait auparavant comme rapport de force. Il a des exigences vis-à-vis de ses alliés européens bien plus fortes que n’importe quel autre président américain, y compris à l’époque où l’Europe avait réellement besoin de la protection américaine, ce qui est beaucoup plus discutable aujourd’hui.

Vous n’êtes pas tendre à l’égard des experts. Mais n’est-ce pas ce que font les populistes? Remettre en cause leurs analyses, puis, une fois décrédibilisés, on peut commencer à dire tout et son contraire et la propagande fait le reste ?

Oui, c’est vrai, mais ce qui me dérange profondément c’est que parmi cette masse d’experts, il y en a précisément qui n’hésitent pas à faire de la propagande, soit parce qu’ils sont les agents cachés d’une compagnie x ou y soit par conviction. L’expertise ne présuppose pas la neutralité. On a quand même vu une brochette d’experts nous démontrer qu’il y avait des armes nucléaires en Irak en conséquence de quoi une guerre était jugée indispensable. On peut plaider l’incompétence mais le plus souvent il y a un agenda caché. Bien des fois on a vu des experts débarquer non pas tant pour débattre avec un public ou informer mais, au contraire, pour manipuler les informations. Ces intellectuels faussaires nuisent au débat démocratique. Or, si on veut vraiment combattre le populisme il faut nécessairement que les élites intellectuelles se montrent irréprochables et que le mensonge soit systématiquement combattu dans le débat public.

L’avenir de l’Occident est-il menacé ?

L’Occident est et reste à ce jour l’endroit le plus puissant et le plus riche du monde mais il en a perdu le monopole de la puissance qu’il détenait auparavant. Il peut soit essayer de le conserver par la force soit tenter de s’adapter. Quand Trump combat la montée en puissance de la Chine en jouant la confrontation, il agit dans le sens d’un affaiblissement supplémentaire de l’Occident alors qu’en prenant du recul et en analysant ce qui évitable et ce qui ne l’est pas, nous avons tout à fait les moyens de préserver nos marges de manœuvres.

On aurait pu ajouter une autre idée reçue à propos de l’Europe, accusée de tous les maux, qui ne sert à rien, qui impose ses volontés sans concertation…

C’est exact. Fatigue de l’Europe à l’intérieur, attractivité à l’extérieur. Au sein de l’Europe, on proteste volontiers, beaucoup s’abstiennent d’ailleurs désormais de voter ou votent pour des partis eurosceptiques. Mais vu de l’extérieur, l’Europe reste extrêmement attractive; une attractivité que l’on peut résumer en trois chiffres: l’Europe c’est seulement 6% de la population mondiale mais 22% du PIB mondial et 50% des dépenses sociales mondiales…

Vous dénoncez l’amalgame qui est fait entre Islam et terrorisme. Que pensez-vous de l’Islam en tant que projet politique qui est notamment soutenu par divers États ?

Il est vrai que la plupart des attentats qui sont commis aujourd’hui le sont au nom de l’Islam. Mais le terrorisme n’est pas une maladie génétique, c’est un moment de l’histoire. Auparavant c’était les anarchistes, des nationalistes serbes, des Sri-lankais, des Basques, des Irlandais… Ce que je veux dire c’est que ce terrorisme islamique n’existait pas auparavant et rien ne dit qu’il subsistera dans le futur.

En ce qui concerne l’Islam politique, il faut distinguer ses différentes facettes avec sa partie la plus obscurantiste comme les Talibans ou les djihadistes qui agissent par la violence, les pays comme l’Arabie Saoudite qui font du prosélytisme en finançant la construction de mosquées et ceux qui acceptent de se frotter aux urnes comme les Frères musulmans en Egypte, l’AKP en Turquie ou Ennahda en Tunsie.

Propos recueillis par Serge Vandaele pour l’Echo (Belgique)
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