ANALYSES

Fraude fiscale et paradis fiscaux

Presse
27 novembre 2018
Vous publiez la deuxième édition de » Fraude fiscale et paradis fiscaux » après la première édition publiée il y a 4 ans. Quelles sont les innovations apportées dans cette deuxième édition ?

Le principal changement de cette deuxième édition est traduit dans le sous-titre : « Quand l’exception devient la règle ». En effet, les différents scandales qui ont éclaté depuis la première édition (Panama Papers, Paradise Papers, etc.) ont montré que le jeu fiscal est au cœur du système économique et n’est plus seulement un épiphénomène à l’initiative de quelques multinationales indélicates ou des barons de la drogue. Tout le monde est tombé dans la marmite de la défiscalisation agressive : les criminels bien sûr, mais aussi, les grandes entreprises, les professions libérales aisées, les PME et même le simple quidam qui loue son appartement via la plateforme AirBnB avec un compte para-bancaire à Gibraltar qui lui permet d’éluder l’impôt.

D’autre part, j’ai voulu renouveler le vivier d’experts s’exprimant à travers les pages du livre. Nous y trouvons ainsi Bernard Bertossa, magistrat suisse qui avait participé à l’Appel de Genève en 1996 ; Manon Aubry, d’Oxfam ; Antoine Peillon, du journal La Croix ; les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot ; le député Fabien Roussel qui œuvre sur la loi contre les paradis fiscaux ; le philosophe canadien Alain Deneault, etc.

Par ailleurs, l’actualisation extrêmement importante des informations et des données, s’est accompagnée de la mise en avant des principales mesures d’éradication des paradis fiscaux et de la fraude fiscale : échange automatique d’informations, registre des bénéficiaires effectifs, reporting pays par pays, etc. Autant de nouvelles règlementations qui malheureusement ne produisent pas toujours les effets escomptés.

Enfin, le guide des paradis fiscaux a été actualisé, avec des surprises. Par exemple la Suisse, souvent présentée comme un pays ayant abandonné ses pratiques abusives, se retrouve en première place aux côtés des États-Unis. Mais aussi la France qui arrive en 25e place, notamment pour tous les placements discrets des dictateurs en France, nommés Biens Mal Acquis.

Pouvez-vous rappeler les différences fondamentales entre la fraude, l’évasion et l’optimisation fiscale ?

Il est parfois très compliqué de faire la part des choses entre fraude, évasion et optimisation fiscales. Le débat, depuis 2012, sur le comportement des GAFAM (Google, Microsoft, Amazon et consorts) a exacerbé ce flou. J’explique dans le livre que « la question à se poser est la suivante : « Y a-t-il une logique commerciale à avoir une filiale par exemple aux îles Vierges britanniques ? » Si tel est le cas, alors nous nous trouvons dans une forme classique d’optimisation fiscale. Si l’installation sur ce territoire ne répond qu’à une logique d’évitement de l’impôt, alors nous pouvons parler d’évasion fiscale, voire de fraude fiscale, s’il est possible de démontrer que le montage est délictueux, par exemple par une facturation excessive des services ou des produits vendus en France.

En fait, la fraude fiscale peut être définie comme une pratique illicite qui a pour objectif d’escamoter des sommes imposables afin de ne pas payer les taxes dues. L’évasion fiscale correspond aux comportements visant à réduire l’impôt de manière abusive (notion d’abus de droit), mais sans avoir l’intention d’enfreindre la loi. L’optimisation fiscale, quant à elle, n’est pas un délit puisqu’elle correspond à l’usage habile des lois et des conventions pour réduire la charge fiscale. Il faut, pour être exhaustif et compliquer encore un peu les choses, ajouter l’exil fiscal et l’expatriation fiscale. L’exilé fiscal se déclare officiellement dans un pays à faible taxation, mais continue à vivre dans son pays d’origine. L’expatrié fiscal quitte réellement son pays pour partir dans un paradis fiscal.

Le coût pour les États est énorme. Rien que pour la France, la fraude fiscale (y compris la fraude aux cotisations sociales) représente environ 100 milliards d’euros de pertes sèches chaque année. Les 3.500 ménages les plus riches concentrent à eux seuls une fraude de 5 milliards d’euros. S’y ajoute l’impact de l’optimisation fiscale agressive. C’est encore une trentaine de milliards d’euros perdus en France. Ces sommes, même si elles sont approximatives, montrent que la lutte efficace contre la fraude permettrait de retrouver l’équilibre budgétaire. Or, avec la suppression de plus de 3.000 contrôleurs fiscaux depuis 2010, la France n’en prend pas le chemin.

Warning Trading est un site d’information qui a pour objectif de prévenir les particuliers épargnants des dangers des cyberarnaques sur les faux investissements. Pensez-vous que l’accessibilité aisée aux paradis fiscaux renforce la présence de cette délinquance financière ? Si oui, comment ?

Il est évident que les paradis fiscaux facilitent ces pratiques. Pour preuve, la plupart de ces sites sont situés dans des paradis fiscaux. La première raison est purement fiscale, car la rentabilité est renforcée par l’économie d’impôt. Il n’y a rien à y redire, car rien n’apparaît illégal ici. La seconde explication réside dans les facilités d’installation et de création d’entreprises, notamment de sites Web, dans certaines contrées comme le Paraguay ou Maltes. La troisième raison relève du statut réel des paradis fiscaux. Je ne cesse de rappeler que les paradis fiscaux s’avèrent très souvent des paradis bancaires et judiciaires en même temps. Or cette dernière caractéristique est propice à la cybercriminalité. Les autorités de ces territoires sont très laxistes et ferment les yeux sur les activités délictueuses des entreprises. La difficulté pour obtenir une commission rogatoire internationale renforce l’impunité des escrocs.

Vous évoquez dans votre livre, les effets néfastes de l’existence de ces paradis fiscaux sur l’équilibre des démocraties. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point ?

La fraude fiscale et les paradis fiscaux mettent à mal les mécanismes de régulation et de redistribution des richesses. L’argument de la pression fiscale peut être entendu, mais ne doit pas occulter le véritable problème de la fraude fiscale. Le dirigeant politique ou l’homme d’affaires qui va éluder l’impôt, contribuera par ses agissements aux difficultés financières de son pays. La charge de l’impôt va alors se déplacer vers les autres, c’est-à-dire ceux qui ont déjà du mal à le payer, mais qui, souvent salariés, le paient pleinement. Du coup, les citoyens, écœurés, refusent la tricherie des fraudeurs tout en estimant être eux-mêmes trop ponctionnés. Les tours de passe-passe fiscaux des multinationales, les affaires politico-financières et les cadeaux fiscaux aux plus riches comparés aux fins de mois difficiles, ne sont plus supportables pour certains. La récente « révolte » des « gilets jaunes » est l’expression de ce ras-le-bol. Les gens refusent désormais un partage qui leur paraît inégalitaire. Le consentement à l’impôt est remis en cause. Selon le rapport d’Oxfam 2017, les 8 personnes les plus riches possèdent autant que les 3,6 milliards les plus pauvres. En 2014, c’était 85 personnes pour les 3 milliards les plus pauvres ! En clair, la fraude fiscale des grands et des puissants est désormais stigmatisée, refusée et combattue. Parallèlement, chacun refuse peu à peu de payer son impôt, l’estimant trop lourd, inutile et gaspillé, avec une attirance grandissante vers des choix politiques extrémistes.

Plusieurs des spécialistes que vous avez interviewés soulignent la nécessité de lever le verrou de Bercy. Depuis septembre, l’Assemblée Nationale a voté la fin de ce verrou, qu’en pensez-vous ?

Le Verrou de Bercy, qui empêche un magistrat de s’autosaisir d’une affaire fiscale (seul le ministère des Finances peut décider de poursuivre) n’est pas totalement levé. Il persiste pour les affaires les moins graves, inférieures à 100.000 euros. C’est une magnifique avancée.

Malheureusement, cette victoire des ONG et de quelques parlementaires est ternie par deux autres mesures : celle de la repentance et celle du secret des affaires. La loi du 10 août 2018 a mis en place un droit général à l’erreur au bénéfice notamment des entreprises dans l’établissement de leurs déclarations administratives ou l’application d’une règle. En plus de ce droit à se tromper, Bercy annonçait en juin la volonté de permettre aux entreprises qui ont fraudé de se faire régulariser. Avec, en outre la loi sur le secret des affaires, muselant notamment les journalistes et les lanceurs d’alerte, les entreprises délinquantes pourront continuer à frauder le fisc et à négocier avec l’État si nécessaire.

Dans cet écosystème de paradis fiscaux, bancaires et judiciaires, comment qualifier les responsabilité des banques ? Ne sont-elles pas les anges gardiens de ces paradis ?

Les banques sont bien évidemment au cœur du système. D’abord parce que l’argent présent dans les paradis fiscaux, plus de 8.000 milliards de dollars selon les dernières estimations de Gabriel Zucman, ne circule pas dans la nature. Ces milliards se retrouvent sur des comptes bancaires. D’après le juge Renaud Van Ruymbecke, il n’y a d’ailleurs jamais eu autant d’argent sale dans les banques qu’aujourd’hui. Si désormais elles jouent un peu plus le jeu de la lutte anti-blanchiment et antifraude fiscale, contraintes par des réglementations plus rigoureuses, les banques persistent à fermer les yeux sur les mouvements de fonds moins surveillés tels que ceux émanant des pays émergents.

Les banques sont aussi présentes en fin de parcours de l’argent blanchi dans les paradis fiscaux. Prenons l’exemple de la Grande-Bretagne et plus particulièrement de la City de Londres. Les satellites du Royaume, soit territoires d’outre-mer, soit anciennes colonies (Îles Caïmans, Îles Vierges britanniques, Hong-Kong, etc.), reçoivent les capitaux suspects et après quelques opérations de nettoyage (ce que l’on appelle la « kennedyfication »), l’argent devenu respectable atterrit sur les marchés financiers et dans les banques londoniennes.

Les paradis fiscaux n’existent que parce qu’il y a des banques internationales qui s’y sont implantées. Un pays qui proposerait un impôt zéro aux entreprises et aux particuliers ne pourrait pas endosser l’habit de paradis fiscal si aucune banque renommée n’y était installée. Lorsque l’on regarde de près le classement des paradis fiscaux, que l’on trouve à la fin de mon ouvrage dans le « Guide du malettard », on s’aperçoit que certains territoires très opaques ne sont pas considérés comme de véritables paradis fiscaux ou bancaires pour la bonne raison que peu d’argent y transite. Cela s’explique en général soit par une instabilité politique, soit par un maillage bancaire insuffisant ou inexistant.

Vous précisez page 99 « les affaires constituent l’intérêt principal du grand public et donc des journalistes. Mais, cette approche court-termiste nuit finalement à la véritable réflexion sur la lutte contre les fraudes « . Devrait-on repenser notre manière d’amener, dans le débat public, ces questions liées à la fraude fiscale ?

Je pense d’abord que nous ne parviendrons à éradiquer la fraude fiscale et les paradis fiscaux que lorsque les citoyens prendront en main le problème, à l’image de la protection de l’environnement. Il est donc nécessaire d’alerter, de sensibiliser l’opinion publique. Trois principaux canaux sont envisageables pour atteindre ce but : les formations et conférences, les réseaux sociaux et les médias. Ces derniers ont donc une place centrale dans ce débat. Ils doivent faire preuve d’intelligence et de pédagogie. D’intelligence en refusant les discours d’intoxication de certains lobbies, notamment bancaires, et de certains politiques favorables au statu quo. D’intelligence encore en dépassant les préjugés et autres idées toutes faits. Et de pédagogie en expliquant clairement et simplement les enjeux. Il est donc nécessaire d’aller au fond des choses en proposant des analyses fouillées et durables. L’affaire politico-financière qui tourne en boucle toute une journée pour être remplacée par une autre le lendemain n’a aucun sens. Il faut la replacer dans un contexte plus général et ne s’en servir que d’illustration. Le risque de ce zapping informationnel, encore une fois, c’est d’orienter le public vers les extrêmes, qui ne sont pourtant pas plus vertueux que les autres.
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