ANALYSES

Nouveaux coups de boutoir américains contre l’Iran

Presse
4 novembre 2018
Interview de Karim Pakzad - Orient XXI
Après les premières sanctions prises le 6 août par Donald Trump à l’égard de l’Iran, qu’attend le gouvernement du président Hassan Rohani de la part de l’Union européenne, de la Russie et de la Chine qui se sont prononcées contre ?

L’attente des Iraniens porte sur l’application tangible du communiqué commun publié à l’issue d’une réunion fin septembre où le Royaume-Uni, la Chine, la France, l’Allemagne, la Russie se sont déclarés déterminés à poursuivre les échanges commerciaux avec l’Iran et ont annoncé à cette fin la création d’un mécanisme de paiement. Et ce, avant qu’un nouveau train de sanctions américaines entre en vigueur le 4 novembre. En ce qui concerne les États membres de l’Union européenne (UE), il serait question de créer un outil financier qui permettrait des transactions financières afin que les sociétés européennes puissent continuent de commercer avec l’Iran dans le respect des règlements. L’Iran attend que la Chine et le Russie, signataires de l’accord sur le nucléaire (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA)1, adoptent le même mécanisme que les Européens. Il ne se résumerait pas à un simple troc. L’Inde, qui prévoit d’ici cinq ans de multiplier par deux le volume de ses échanges commerciaux avec l’Iran, envisage pour sa part d’échanger des denrées alimentaires contre du pétrole.

UNE PRIORITÉ, L’EXPORTATION DU PÉTROLE

Ce dispositif est-il suffisant ?

Non, car toutes les grandes entreprises qui ont des intérêts aux États-Unis ne veulent pas prendre le risque d’être sanctionnées à leur tour. Par exemple, le groupe pétrolier Total (dont l’actionnariat est constitué de 30 % de fonds de pension américains) prévoit d’arrêter son projet de champ gazier South Pars — le plus grand du monde — au large des côtes iraniennes. L’entreprise Airbus va suspendre ses livraisons. Elle n’a eu le temps de fournir que trois avions alors que la commande était de cent. Le groupe Peugeot PSA qui venait d’investir dans la construction d’une usine près de Téhéran s’est retiré du marché iranien.

Mais, pour le gouvernement iranien, la question essentielle porte sur la poursuite de l’exportation de son pétrole. Aucun autre produit ne peut venir compenser un déficit dans ce domaine. Pour le mesurer, il faut savoir qu’au premier semestre 2016, quand la croissance du PIB était de 7,4 %, la croissance du PIB non pétrolier n’était que de 0,9 %. L’État a absolument besoin des ressources que lui procure l’or noir.

UNE FORTE CONTESTATION SOCIALE

La crise sociale qui se traduit en particulier par des manifestations de rue n’est-elle due qu’aux sanctions qu’a connues l’Iran jusqu’en 2016 et qu’elle connait maintenant de nouveau ?

C’est sans doute ce que voudrait faire croire le gouvernement. Mais c’est le fonctionnement général de l’économie qui doit être interrogé. L’Iran a fait le choix d’une économie de marché tout en ayant un État qui en contrôle 80 %. L’inflation sur des produits alimentaires de base — comme les pommes des terres dont le prix s’est vu soudain multiplié par 16 — a d’autres sources que les sanctions internationales ou, plus récemment, américaines. La pénurie des denrées alimentaires est alimentée par des exportations trop importantes qui en font artificiellement monter les prix. De même, les variations sur le prix de l’once d’or ne peuvent être imputées aux sanctions. Les Iraniens sont très attachés à ce métal précieux. Ils ont pris l’habitude de le thésauriser. Par conséquent, toute variation importante due à la spéculation les pénalise.

De plus, une économie basée sur la rente pétrolière est fragile. D’autant que l’exploitation du pétrole est peu créatrice d’emplois — surtout que les raffineries font défaut — alors que presque 30 % des jeunes sont au chômage.

Tout ceci explique l’importance de la contestation et des revendications populaires… Mais ne peut-on penser que parmi les opposants à Rohani au sein du pouvoir certains cherchent à l’affaiblir ?

Le pays n’a pas connu de manifestations aussi importantes depuis 2009 et l’élection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad2. Elles expriment un fort mécontentement, une immense colère contre le pouvoir. À la crise financière, à l’effondrement du rial et aux difficultés du quotidien (en juillet, le taux d’inflation était de 293 %), s’ajoute la conviction que, malgré cette crise, certains proches du pouvoir économique et politique (ce sont souvent les mêmes) tirent leur épingle du jeu en détournant des sommes colossales. Par ailleurs, il n’y a pas d’égalité devant l’impôt3.

Pour autant, on ne peut pas exclure que, pour mettre Rohani en difficulté, les Américains et les « durs » du régime apportent leur contribution au mouvement de protestation. On a pu le mesurer lorsqu’à Mashhad, la ville d’Ebrahim Raisi, le rival du président, les manifestations ont pris une ampleur inattendue. Le fait que la levée des sanctions n’ait pas relancé l’économie et que les concessions faites dans le cadre de l’accord de Vienne se soient révélées vaines donne aux conservateurs des atouts pour chercher à évincer Rohani. Quant à Donald Trump, on sait qu’il vise un renversement du régime. Au sein de l’administration américaine, le conseiller pour la sécurité nationale, John Bolton, ainsi que d’autres ont été très clairs à ce sujet4.

LA BASE SOCIALE DU RÉGIME

Alors, sur qui s’appuie le régime ?

L’Iran est peuplé d’environ 80 millions d’habitants. On peut considérer que plus ou moins 15 à 20 % d’entre eux, à un titre ou à un autre, comme les Gardiens de la Révolution (pasdarans), les redoutables bassidjis5, les étudiants des écoles religieuses, les cadres administratifs font partie de la clientèle du pouvoir. De plus, certains éléments des couches populaires traditionalistes continuent à placer leurs espérances dans le régime islamique.

Pour autant, la crise est bien là. Et contrairement à ce que l’on croit souvent, elle est présente depuis le début de la révolution. Le régime ne s’en est jamais accommodé, mais il a appris à la gérer. Et pour ce qui est des manifestations de décembre 2017 et janvier 2018, il a montré qu’il n’hésitait pas à utiliser tous les moyens de la répression, puisqu’elles se sont traduites par une vingtaine de morts. Et à la fin de l’année 2017, ce sont 450 manifestants qui ont été arrêtés à Téhéran. On est encore loin des centaines de milliers de personnes qui en 2009 sont descendues dans les rues, mais l’inquiétude du gouvernement tient aussi à des éléments nouveaux, comme la diversité sociale des manifestants et surtout la remise en cause de la théocratie comme forme du pouvoir d’État. La revendication d’un État laïc n’est plus un tabou. De plus, les coûts de la politique extérieure sont critiqués au regard des difficultés intérieures. Les financements du Hezbollah libanais, du Hamas et du Jihad islamique palestinien sont remis en cause. C’est l’un des signes qu’en particulier la jeunesse est de moins en moins sensible aux discours révolutionnaires.

En retour, le gouvernement ne fait aucune proposition alternative à son actuelle politique…

Au contraire, les tenants d’un pouvoir fort cherchent à le renforcer encore plus. Les partis réformateurs sont interdits. Seuls des groupes de députés peuvent constituer une « opposition » parlementaire qui, au demeurant, n’est pas unie. Soutenu à l’élection présidentielle par les réformateurs qui n’ont pu présenter leur propre candidat, Rohani est en grand danger. Un proche du Guide suprême Ali Khamenei et par ailleurs membre du conseil de stratégie a récemment fait savoir que le président était menacé de destitution, entre autres par les pasdarans. Le Guide suprême est très préoccupé par la cohésion des différentes composantes politiques. À commencer par celle de son propre camp. Par exemple, une opposition s’est manifestée entre Ali Larijani, le président du Majlis (le Parlement), lui aussi un proche d’Ali Khamenei, et les institutions religieuses non élues qui rejettent certaines lois votées par le Parlement.

Le gouvernement aussi essaie de limiter le pouvoir économique des pasdarans. Sachant que ceux-ci ne sont pas seulement les membres d’une organisation paramilitaire très puissante — le fait qu’ils aient en charge les missiles en dit long à ce sujet —, mais qu’ils constituent le plus grand groupe économique iranien et qu’ils dépendent directement du Guide suprême ne pouvait que mettre ce dernier dans l’embarras. Convoqué en septembre devant le Majlis, Hassan Rohani a formulé de façon limpide l’enjeu des dissensions à ses yeux : « Les gens n’ont pas peur des États-Unis, ils ont peur de notre désunion. »

DES MOUVEMENTS ETHNIQUES ENCOURAGÉS PAR L’ÉTRANGER

À ces contestations et à ces différents entre gouvernants s’ajoute l’activité des mouvements ethniques qui se traduit par des attentats comme à Ahwaz en septembre ou par des foyers de guérillas comme dans le Baloutchistan ou le Kurdistan iranien.

Ça aussi, ce n’est pas nouveau. Mais l’attitude hostile de l’Arabie saoudite qui s’est renforcée avec l’arrivée au pouvoir de Mohamed Ben Salman et l’agressivité de Donald Trump revitalisent s’il en était besoin les différentes guérillas. Le Mouvement de lutte arabe pour la libération d’Ahwaz est depuis longtemps un mouvement séparatiste pas très important. Il demande l’autonomie du Khouzistan, l’une des provinces iraniennes du sud-ouest du pays, aux confins de l’Irak et du golfe Persique. Selon le gouvernement iranien, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis lui apportent leur aide. Mais une autre région est aussi très sensible : le Baloutchistan iranien. Situé au sud-est du pays, il se considère comme l’une des composantes d’un hypothétique « Grand Baloutchistan » qui intègrerait le sud de l’Afghanistan et engloberait la majeure partie du Pakistan. Et parce que le Pakistan est en première ligne dans ce conflit, qui est certainement en train de passer de basse à haute intensité, l’Inde est suspectée de soutenir les rebellions baloutches.

Récemment, on a appris que le parti Komala, une composante des mouvements armés kurdes, avait été approché par les Américains afin de contribuer par des activités militaires à déstabiliser le pouvoir. Qu’en est-il exactement ?

Komala est un groupe communiste maoïste qui, depuis une quinzaine d’années, a cherché à se présenter comme moins extrémiste et a essayé de se rapprocher du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), le plus ancien des partis autonomistes voire indépendantistes kurdes iraniens puisqu’il a été fondé en 1945. Plusieurs des responsables du PDKI ont été assassinés par les services secrets de Téhéran, tels que, en 1989, le docteur Abdoul Rahman Ghassemlou, le dirigeant historique et charismatique. Depuis 2016, le PDKI a repris la lutte armée. Lui aussi a abandonné la rhétorique anti-impérialiste et tissé des liens avec les Américains. De son côté, Komala a ouvert une représentation à Washington. Pour autant, je ne pense pas qu’ils soient l’un et l’autre en mesure de lancer de grandes opérations militaires contre le régime iranien, y compris avec l’aide des États-Unis. Quant au Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc, il lutte lui aussi par les armes, et de temps à autre des accrochages ont lieu avec les militaires iraniens. En revanche, contrairement aux autres groupes kurdes iraniens, il figure sur la liste officielle des organisations terroristes dressée par les États-Unis.

À part le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) issu d’une scission du PDKI, toutes ces organisations qui ont une certaine audience dans les populations kurdes concourent à maintenir des foyers de conflit très violents qui ne peuvent qu’inquiéter le pouvoir. De plus, l’organisation de l’État islamique (OEI), toute moribonde qu’on nous la présente, continue à recruter parmi les Kurdes et les Arabes iraniens.

UN PROGRAMME NUCLÉAIRE QUI REMONTE AU CHAH

Pour terminer, comment appréciez-vous les exigences américaines concernant l’Iran sur le plan militaire ?

Une intervention militaire contre l’Iran, comme cela a été le cas en Irak en 2003, est hors de question. Même Donald Trump sait que ses conséquences en seraient désastreuses, y compris pour les intérêts américains. Au-delà du fait que les Iraniens sont très patriotes, l’Iran a des moyens de dissuasion efficace. Elle a des alliés en Irak, au Liban, en Syrie, et la communauté chiite est puissante dans les monarchies du golfe Persique, y compris en Arabie saoudite. Même si l’Iran s’est engagée dans le cadre du JCPOA à renoncer à ses activités nucléaires à caractère militaire et a accepté de limiter ses activités nucléaires tout court, elle conserve un programme de missiles non négligeable. Elle n’a d’ailleurs pas hésité, en juin 2018, à en lancer avec une grande précision contre un parti kurde iranien présent sur le sol irakien. Si les Européens, Britanniques compris, essayent de sauver l’accord sur le nucléaire, c’est parce qu’ils sont géographiquement plus proches de cette zone de turbulence. Dans le cas d’une déstabilisation de l’Iran, l’Europe aurait des soucis à se faire pour sa sécurité.

C’est sous le règne de Mohamed Reza Pahlavi, le dernier chah d’Iran, qu’a été lancé le programme nucléaire. Il a été poursuivi après la révolution de 1979 et renforcé après la douloureuse expérience de la guerre Iran-Irak au cours de laquelle l’Iran a eu le sentiment de se retrouver seule contre tous. Dès lors, la question d’une défense autonome avec les missiles intercontinentaux au cœur de sa doctrine militaire est devenue non négociable. L’Iran les a toujours présentés comme défensifs, les Occidentaux et Israël s’emploient à les qualifier d’offensifs. D’où, à partir de 2006, une série de résolutions à l’ONU visant le programme iranien. Pour l’Iran, il y a là une atteinte à sa souveraineté nationale, comme il y en a une dans le fait de lui interdire pour toujours d’enrichir de l’uranium. Ce qui en ferait le seul pays au monde à se retrouver dans une telle situation.

Propos recueillis pas Jean-Michel Morel
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