ANALYSES

« Bolsonaro propose une interprétation de la démocratie qui marie libéralisme économique et autoritarisme prétorien »

Presse
26 octobre 2018
Les couples dictature/dirigisme économique et libéralismes économique et politique ont rarement fonctionné de pair en Amérique latine. Au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Au gré de circonstances nationales et régionales, articulées sur les rapports de force globaux, le constat est celui de toutes sortes de possibles, croisant et mêlant les contraires.

Le 7 octobre, un candidat au programme radicalement à droite a pris le dessus au premier tour de l’élection présidentielle brésilienne. Jair Bolsonaro propose une interprétation de la démocratie qui marie libéralisme économique et autoritarisme prétorien.

Par l’un, il entend la privatisation des entreprises d’Etat pour réduire la dette publique de 20 %, l’équilibre budgétaire dès la première année, une baisse d’impôts pour ceux « qui paient beaucoup », et donc la révision des dépenses sociales. Quant à l’autoritarisme prétorien, il repose sur un recours maximal à la violence de la puissance publique. Au nom de la légitime défense, le port d’armes sera généralisé.

Cette combinaison de libéralisme économique couplé à un discours autoritaire et moralement traditionaliste est l’une des expressions possibles de la mixité idéologique qui a le plus souvent dominé l’espace sous-continental latino-américain. La recherche d’une troisième voie entre capitalisme et communisme est une autre constante.

Proximité des Etats-Unis, dialectique de la guerre froide

La démocratie autoritaire, très souvent centrée sur le charisme d’un homme fort, allant de pair avec une économie de marché dirigée, a été une greffe dominante dans les années 1950.

L’Argentine du général Juan Domingo Péron, le Brésil de Getulio Vargas, le Mexique des présidents du PNR/PRI, ont favorisé les théoriciens économiques privilégiant la construction d’un marché interne protégé, afin de doter leurs pays de secteurs à forte valeur ajoutée. Ils ont à cet effet puisé initialement dans la boîte à idées de l’Italie mussolinienne puis dans celle des économistes de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine, la Cepal, en particulier de l’Argentin Raul Prebisch et du Brésilien Celso Furtado.

Ces chefs providentiels ont maintenu en vigueur le cadre formel de la démocratie. Tout en développant des idéologies d’inspiration totalitaires. Ils en ont en effet détourné le sens et les équilibres de la démocratie libérale en cultivant un recours aux masses, à la valorisation d’un chef incarnant la nation, inspirés du fascisme italien.

Les régimes militaires des années 1964-1989 ont assis leur autorité, à la différence des chefs populistes et des dictateurs traditionnels antérieurs, sur des systèmes de pouvoir antisoviétiques, répondant à un choix géopolitique dit de « sécurité nationale », laissant ouvert le terrain de l’économie.

La proximité des Etats-Unis, la dialectique de la guerre froide, avaient favorisé l’émergence de régimes forts alignés sur Washington. Cette allégeance garantie, la Maison Blanche n’imposait pas l’adoption en économie du « Consensus de Washington », catalogue de cuisine économique libéral ou néolibéral.

Sous Pinochet, le Chili devient un laboratoire du libéralisme

Les généraux argentins, chiliens, uruguayens ont, il est vrai, articulé leur monopole de la représentation politique sur des principes radicalement libéraux, réduisant le rôle de l’Etat dans la conduite de l’économie.

Le cas le plus emblématique aura été celui du Chili du général Pinochet. Les élèves chiliens de Milton Friedman, issus de l’université catholique de Santiago, ont fait admettre peu après le coup d’Etat de 1973 leur nécessité en économie. Le pays, en quelques années, est devenu un laboratoire modèle, combinant dictature militaire et libéralisme radical.

Cela n’a pas été la voie suivie par les militaires brésiliens. Ils ont été aussi anticommunistes que leurs voisins, mais ils ont perpétué les valeurs professées par la Cepal. Fermant les frontières à la concurrence afin de doter le pays d’une industrie aéronautique performante, d’un plan calcul, d’une source énergétique autochtone, le carburant éthanol.

Les théoriciens et géopoliticiens de l’Ecole de guerre brésilienne ont créé un hybride dictatorial interprétant la doctrine de sécurité nationale. Monopole du pouvoir en politique au nom de l’anticommunisme, dirigisme économique, inspiré de la France gaullienne, afin de doter le pays de capacités de défense autonomes.

Les démocraties rétablies, le libéralisme politique ne s’est pas nécessairement accompagné de libéralisme dans l’économie. Bien que le cas argentin soit de ce point de vue exemplaire. Le « justicialiste/péroniste » Carlos Saul Menem a rompu avec le modèle d’Etat interventionniste de sa famille politique. Le président argentin a choisi la voie de l’ouverture économique, des privatisations, perpétuant ainsi la politique économique de ses prédécesseurs militaires. Cette voie économique libérale a été également celle qui a été suivie au Brésil. Mais à la différence de l’Argentine, ce choix rompait avec la politique nationaliste et dirigiste de la dictature militaire.

Un évangile de l’intolérance à l’égard des autres confessions

Il reste enfin à prendre la mesure du facteur religieux dans la montée en puissance de gouvernements dictatoriaux comme ultralibéraux. Si les courants catholiques traditionalistes, comme au Brésil « Tradition, famille et propriété », et la secte Moon à partir de l’Uruguay n’ont pas réussi à s’imposer, en revanche, les adeptes évangélistes pentecôtistes de la théologie de la prospérité ont aujourd’hui une présence de plus en plus visible. Pratiquant un évangile de l’intolérance à l’égard des autres confessions, ils proposent une compréhension du monde fondée sur la responsabilité individuelle de chacun.

Responsable unique de leur maladie comme de leur pauvreté, les croyants doivent s’en remettre directement à Dieu et à l’intercession de dons à leurs pasteurs. Ces mouvements, par carence de l’Etat et des partis politiques, offrent souvent seuls des lieux de sociabilité à une population en difficulté. Ils ont, au fil des ans, acquis, grâce aux apports matériels de leurs fidèles, un espace religieux important, parfois dominant comme au Guatemala et au Brésil dans l’Etat de Rio de Janeiro. Périmètre très tôt associé aux discours des politiques anticommunistes et ultralibéraux. Le maire de Rio de Janeiro depuis 2017, Marcelo Crivella, est évêque de l’Eglise universelle du royaume de Dieu. Le chef de cette Eglise, Edir Macedo, a appelé à voter Bolsonaro. Le constat est aujourd’hui extensible à toute l’Amérique latine.
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