ANALYSES

« La psychiatrisation de l’adversaire ouvre les portes au totalitarisme »

Presse
20 septembre 2018
Interview de Jean-Yves Camus - Figaro Vox
Sur Twitter, la présidente du Rassemblement national s’est plainte d’une décision de justice la soumettant à un examen psychiatrique, pour avoir publié la photo d’une exécution commise par Daech. Jean-Yves Camus regrette que le débat politique en soit réduit à des accusations de démence.

Marine Le Pen s’est énervée sur Twitter à la suite d’une décision de justice la soumettant à un examen psychiatrique, pour avoir publié la photo d’une décapitation de Daech sur Twitter. Quoi qu’on pense des idées qu’elle défend, n’est-ce pas décevant de déplacer la politique sur le champ psychiatrique?

Je ne suis pas pénaliste, mais il me semble comprendre que cette décision est conforme à la pratique courante dans le cas où les images sont diffusées via un média accessible aux mineurs. Il n’empêche, Twitter est davantage utilisé par des adultes, dont le discernement leur permet de faire le tri dans ce qu’ils lisent, que par des mineurs. Personne n’oblige d’ailleurs quiconque à lire un message sur ce réseau. Je ne suis pas non plus connu pour être un soutien du RN, mais cette décision me semble déplacée. D’une part parce qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que Marine Le Pen n’est pas saine d’esprit. Surtout, je voudrais bien savoir combien d’individus qui partagent, sur les réseaux sociaux, une forme quelconque de soutien idéologique à Daech, sont poursuivis et soumis à une telle expertise. Peu, je le crains.

Vous qui êtes spécialiste de l’extrême-droite, pensez-vous que certains comportements politiques puissent réellement relever du domaine psychiatrique?

Et pourquoi seulement à l’extrême-droite? Je n’ai pour ma part jamais compris qu’on puisse être totalement équilibré et faire l’éloge des Khmers rouges, du «Petit livre rouge» que d’aucuns ont considéré comme leur Bible, ou d’Enver Hoxha! Cela étant, ceux qui ont milité dans ces sphères étaient dotés d’un discernement qui aurait dû leur permettre de s’apercevoir qu’ils se fourvoyaient et ce n’était pas à la Justice de le dire. Partout et toujours, dire d’un adversaire politique qu’il est «fou» ouvre les portes du totalitarisme. Nous n’en sommes heureusement pas là et je suis persuadé que cette expertise, si elle a lieu, conclura que Madame Le Pen a diffusé ces images pour des raisons politiques qui sont contestables, mais en ayant parfaitement conscience de ce qu’elle faisait.

Finalement, une telle décision ne peut-elle pas lui rendre service en renforçant la posture de victime dans laquelle Marine Le Pen se place souvent? On a même vu Jean-Luc Mélenchon se fendre d’un tweet…

C’est lui donner, effectivement, le moyen de se poser en victime, dans une séquence politique où elle a déjà eu l’occasion de dénoncer des procédures judiciaires qu’elle estime être une forme de persécution politique. Jean-Luc Mélenchon n’a pas écrit un tweet de soutien à Marine Le Pen. Il se dit «en désaccord total avec la psychiatrisation de la vie politique» et dit que Marine Le Pen est «politiquement responsable de ses actes politiques». C’est la stricte vérité. Comme lui, je pense que la lutte contre les idées du RN passe par l’argumentation, pas par ce type d’injonction.

Cette polémique rappelle étrangement celles de l’an passé sur la santé mentale de Donald Trump. Le débat politique en France est-il en train de «s’américaniser», quitte à céder plus souvent à l’hystérie qu’aux discussions de fond?

C’est exactement cela. Au-delà de l’américanisation, il y a cette exigence de transparence absolue, qui effectivement nous est arrivée d’outre-Atlantique mais qui a cours, en plus du monde anglo-saxon, dans presque tous les pays de culture protestante. La transparence absolue veut que les citoyens sachent tout sur tout ce qui concerne les personnalités publiques, qu’elles soient exemplaires en public comme en privé. Exemplaires par rapport à quoi? Par rapport à une norme qui définit ce qui est «bon», «juste», «vertueux». Normal, quoi. Celui qui n’est pas dans la norme n’est plus un adversaire mais un ennemi. Il peut donc être combattu par tous les moyens, y compris non-politiques.
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