ANALYSES

L’intelligence artificielle, un rêve de puissances

Presse
10 septembre 2018
« L’intelligence artificielle, un rêve de puissances », tel est le sujet de l’intervention du chercheur Charles Thibout, lors de la récente conférence organisée à l’IRIS intitulée : « GAFA, IA, Big Data : quels enjeux géopolitiques? ». Chronik.fr a décidé de publier cette intervention sous la forme deux textes-volets qui nous éclairent sur un phénomène majeur du XXIe siècle.

La course mondiale à l’IA embrasse un champ d’études extrêmement vaste, mais pour entamer cette discussion, j’aimerais attirer votre attention sur un aspect qui est généralement occulté quand on parle d’intelligence artificielle, d’autant plus d’un point de vue géopolitique et stratégique, et qui pourtant est fondamental. L’intelligence artificielle a en effet ceci de particulier, même si cela ne lui est pas spécifique, qu’elle fonde sa puissance d’attrait auprès d’acteurs de nature et d’importance différentes, sur un ressort essentiellement fantasmatique, voire, si l’on voulait être désagréable, fantasmagorique.

I – L’homme, l’État et la machine

L’intelligence artificielle, du moins ce que l’on réunit communément sous ce terme, n’est finalement qu’un répertoire perfectionné de procédures algorithmiques, de fonctions statistiques alliées à de puissantes capacités de calcul, qui donnent l’illusion de la reproduction de la réflexivité humaine par une machine.

Et ce n’est pas rien, car cette illusion charrie derrière elle une chaîne mythologique considérable de représentations, remontant aux fondements grecs et bibliques de nos cultures occidentales, qui mettent en scène la geste démiurgique du ou des dieux que l’homme parviendrait à imiter pour surmonter son incomplétude, abolir la distance entre la créature et son créateur, et, par suite, réaliser la synthèse primordiale et finale entre le créant et le créé. Bref, hisser l’homme à la place de Dieu ; tuer le père et s’en approprier les attributs.

Mais comme dans le schéma œdipien, le fantasme patricide a un double effet : celui de porter le fils au niveau du père, et de faire de ce fils devenu père la proie d’un nouveau fils, qui cherchera à le tuer et à s’y substituer. D’où cette peur enracinée dans la culture populaire occidentale de la créature échappant à son créateur, depuis le monstre de Frankenstein jusqu’à iRobot, en passant par HAL de 2001 l’Odyssée de l’espace et Skynet de Terminator.

Cette petite digression liminaire pourrait paraître inepte au regard du sujet qui nous occupe ce soir, mais il n’en est rien.

Au-delà du répertoire de techniques, noué autour de l’apprentissage automatique, des réseaux de neurones artificiels, ou encore de la coopération homme-machine, dont on commence tous à comprendre peu ou prou de quoi il s’agit, si l’intelligence artificielle excite tant les convoitises de tous bords, c’est que sa désirabilité s’affranchit, pour une large part, de la raison rationnelle, et qu’elle se déploie bien plus fondamentalement sur un registre passionnel extrêmement primitif.

Preuve en est, les prétentions chinoises à obtenir la maîtrise et le leadership en intelligence artificielle ont une date de naissance : mars 2016, quand AlphaGo, le programme informatique développé par Google Deepmind, triomphe du Coréen Lee Sedol, l’un des meilleurs joueurs de go au monde. Jusqu’alors, les officiels chinois s’y intéressaient, bien entendu, poussés notamment par les géants technologiques nationaux que sont Baidu, Alibaba ou Tencent. Mais c’est avec cette confrontation même que le temps s’est accéléré pour le développement de l’IA en Chine – on parle parfois de « moment Sputnik » : l’armée a multiplié les séminaires et les colloques sur le sujet, Google est en partie revenu dans les bonnes grâces de Pékin, et Xi Jinping déclare fièrement que son livre de chevet porte sur l’IA et le machine learning. Il y a eu là une sorte de choc culturel, dont on ne peut encore mesurer tous les effets.

Presque d’un seul coup, l’IA était parée des atours d’une espérance prométhéenne, très propre d’ailleurs à la Chine contemporaine, qui fait de la modernité occidentale, en particulier américaine et sur son versant technologique avant tout, un horizon d’attente nécessaire pour redonner à la Chine éternelle la place politique, pour ne pas dire cosmique, censée lui revenir de droit, comme un retour à l’ordre naturel des choses.

À ce fantasme chinois répond ce que Stanley Hoffman appelait la « pensée experte » américaine, qui considère que tout problème politique, au sens large du terme, est résoluble par la technique. L’appétence profonde et sincère de la sphère économique et politique américaine pour l’IA ressortit spécifiquement à une logique de puissance : l’IA est conçue comme un outil de multiplication des possibilités humaines et, dans le domaine des relations internationales, comme un instrument de puissance destiné à accroître la suprématie des États-Unis sur le reste du monde. Pris sous un autre angle, plus psychanalytique cette fois, on peut voir dans cet emballement pour l’IA outre-Atlantique une manifestation novatrice de la paranoïa américaine – au sens où l’historien Richard Hofstadter l’entend : c’est-à-dire un délire de persécution collectif, un sentiment de peur obsidionale vis-à-vis d’un environnement international considéré comme hostile, et auquel doit répondre la force pour assurer sa survie.

II – Du fantasme au réel : les stratégies américaine et chinoise en IA

Au préalable, rappelons tout de suite que l’étude du rôle de l’IA dans les relations internationales est devenue signifiante parce que les « grands » de ce monde estiment qu’elle peut affecter profondément et durablement l’ordre mondial tel que nous le connaissons.

Quand Vladimir Poutine déclare que celui qui détiendra le leadership en IA se rendra maître du monde, il nous renseigne à tout le moins sur un état d’esprit que partagent les dirigeants des principales puissances. Et l’on sait qu’en matière de politique étrangère comme ailleurs, le processus décisionnel mêle toujours le rationnel aux représentations imaginaires.

Les puissances dont nous parlons sont lancées aujourd’hui dans une course à l’IA, même si deux pays seulement semblent capables d’occuper une position prééminente pour le moment : vous l’aurez compris, il s’agit des États-Unis et de la Chine.

L’intérêt porté à l’IA par les Américains est assez ancien – on pourrait sans doute le faire remonter aux origines mêmes du terme, dans les années 1950, voire au-delà. Mais c’est en particulier depuis 2014, et la formulation de la Third Offset Strategy qu’ils ont officialisé la prise en compte de l’IA dans le développement de leur puissance militaire. Il s’agit, pour le dire vite, d’une stratégie de prise d’avantage technologique, en particulier vis-à-vis des Chinois et des Russes, dans le domaine de la robotique, des nanotechnologies ou encore du Big Data et du cloud computing, à laquelle les entreprises innovantes du secteur privé sont censées être étroitement associées. C’est par exemple dans le droit fil de cette stratégie que Google a été intégré au projet Maven, pour équiper les drones de l’armée américaine de logiciels de traitement automatisé de flux vidéo, basés sur les technologies d’apprentissage automatique (machine learning).

Alors, plusieurs agences et organismes du Pentagone sont effectivement chargés de collaborer avec les entreprises privées pour en extraire les technologies les plus avancées et les transposer au domaine militaire. La DARPA, bien sûr, historiquement joue un rôle fondamental dans ce cadre, même si elle n’est pas seule : on pourrait citer toute une kyrielle d’agences qui se partagent le travail de coopération avec le secteur privé, grâce souvent d’ailleurs à des personnalités qui font des allers-retours entre le Pentagone et les firmes technologiques. D’une certaine manière, Eric Schmidt, l’ancien patron de Google et d’Alphabet, fait partie de ceux-là.

On peut donc parler, dans le cas américain, de stratégie néolibérale de transfert des technologies d’IA à l’appareil militaire, au sens où le Pentagone déploie tout un arsenal de mesures incitatives en direction du secteur privé pour l’amener à partager ses innovations.

Le modèle chinois, quant à lui, est beaucoup plus dirigiste. Si les grandes firmes technologiques comme Baidu, Alibaba, Tencent ou Xiaomi (les « BATX » comme on les appelle) jouent un rôle moteur dans l’intégration de l’IA à l’Armée populaire de libération, c’est l’administration centrale, et plus précisément le Parti communiste, qui contrôle véritablement la sphère économique. Tout en entretenant des rapports de forte interdépendance avec elle, par ailleurs. À tel point que s’est constitué ce que l’on peut appeler un véritable complexe « partidaire-entrepreneurial » – les autorités chinoises parlent d’ailleurs de stratégie de « fusion civilo-militaire » : le parti finançant les entreprises, notamment leurs travaux de recherche et de développement, pour qu’en retour ces firmes mettent au point des technologies duales, à double usage, susceptibles d’être appliquées tant au domaine civil que militaire.

La perspective chinoise est relativement simple : selon Pékin, les avancées des dernières années en IA sont sur le point de changer radicalement la nature même de la guerre, passant d’une guerre de l’information, aujourd’hui dominée par les États-Unis sous la forme des cyberguerres et des guerres informationnelles, à ce qu’ils appellent une « guerre intelligenciée ». Pour le dire simplement : une guerre où l’IA sera la pierre d’angle de tout conflit, en permettant à celui qui en possède les propriétés les plus avancées d’améliorer et d’accélérer considérablement les capacités de prise de décision et de déléguer à des machines autonomes (physiques et cyber) les tâches que l’homme aujourd’hui est le seul à pouvoir accomplir, avec davantage d’efficacité et de rapidité.

Si l’on peut admettre que les États-Unis sont pour le moment en tête dans cette course à la suprématie en IA, avec des ingénieurs de talent en grand nombre, des firmes innovantes particulièrement dynamiques, et une armée qui a déjà commencé à intégrer certaines applications technologiques, la Chine semble en position de les rattraper.

C’est du moins son ambition. Et là, je me réfère notamment au plan de développement de la nouvelle génération d’IA, dévoilé par le gouvernement chinois en juillet 2017, qui prévoit que la Chine se hissera au premier rang des puissances en IA dès 2025 et sera le premier centre d’innovation mondial d’ici 2030. Il faut dire que Pékin a les moyens de ses ambitions, puisque ce plan est doté d’un budget annuel de 22 milliards de dollars, qui devrait passer à 59 milliards d’ici 2025. Son objectif est de mettre sur pied d’ici une dizaine d’années une industrie de l’IA d’une valeur de 150 milliards de dollars, et l’on estime que cette stratégie pourrait permettre au PIB chinois de croître de 26 % sur la même période.

À titre de comparaison, on estime que le budget du Département de la défense américain dédié à l’IA était de 7,4 milliards de dollars en 2017 ; la stratégie française, quant à elle, table sur un financement d’ 1,5 milliard d’euros sur quatre années…

Nous nous situons donc sur des échelles de valeur incommensurables. Et encore, il faut aussi tenir compte des investissements du secteur privé américain dans l’IA, estimés à 60 milliards de dollars par an ; idem pour les BATX chinois, dont les investissements sont sans doute un peu moindres, mais restent comparables. Il faudrait s’attarder un instant sur ces grandes firmes technologiques qui, au-delà de leur poids économique, jouent un rôle diplomatique et politique de plus en plus remarquable ; c’est tout particulièrement vrai des GAFAM. Je pense, en tout cas c’est dans cette direction que mes recherches me conduisent, que leur stratégie vise finalement à déconstruire les États-nations afin de réorganiser les populations à travers le monde, au sein de communautés transnationales, virtuelles et apolitiques.

J’ai volontairement éludé le cas de la Russie, mais aussi de l’Europe, du Canada, de l’Inde, d’Israël ou encore de la Corée du Sud – non que leurs efforts soient insignifiants, mais pour mieux mettre en lumière cette dyade que l’on voit émerger dans de nombreux secteurs, formée par les États-Unis et la Chine, et dont la compétition en IA est sans doute le meilleur révélateur.

Pour conclure, et avant de laisser la parole, je reviendrai un instant sur ce que j’ai esquissé au début de mon propos. Si, à mon sens, il faut retenir une chose de cette course mondiale à l’IA, c’est le ressort psychologique qui sous-tend ce phénomène. Certes, on aurait pu gloser sur l’intégration des systèmes d’IA aux appareils militaires, sur l’automatisation des moyens de production, les robots tueurs, la transformation des États et des sociétés qui se profile à l’horizon… Mais ce qui me semble fondamental, c’est que la rivalité technologique entre les États-Unis et la Chine se fonde d’abord sur des projections inter-fantasmatiques : les possibilités formidables que semble ouvrir l’intelligence artificielle paraissent si folles, capables de conférer à celui qui les maîtrise, à celui qui les réalise, un pouvoir si démentiel, qu’elles nourrissent d’elles-mêmes une dynamique autonome où chacun essaie de surpasser les avancées prêtées à l’autre camp. D’ailleurs, on voit que les États se livrent constamment à une propagande technologique très poussée autour de leurs avancées en IA – dernièrement la Chine à propos de ses progrès dans le domaine des drones sous-marins autonomes –, tout cela dans une stratégie de dissuasion dirigée vers le camp adverse.

On pourrait objecter que le même phénomène s’est déjà produit pendant la guerre froide, dans la course à l’arme nucléaire ou à l’espace… c’est vrai, à cette différence près néanmoins que l’IA, en lien avec le transhumanisme d’ailleurs, ouvre l’espoir fou, à celui qui la contrôle, à la fois de dominer le reste du monde – c’est le genre d’assertion qu’on entend habituellement –, mais encore de se rendre maître et possesseur de la nature. C’est-à-dire de vaincre sa propre finitude humaine, terrestre, matérielle… et de là à se prendre pour Dieu, il n’y a qu’un pas. Attention donc aux fantasmes, leurs effets sont parfois bien plus réels que leurs causes.
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