ANALYSES

« On parle souvent des villes intelligentes. On devrait davantage considérer les intelligences rurales. »

Presse
4 juin 2018

Pour reprendre votre formule, l’agriculture et l’alimentation sont des champs géopolitiques de confrontation*. Quels en sont les enjeux stratégiques ?


Ils sont à la fois simples mais terriblement complexes. Nourrir une population mondiale en croissance continue, dans laquelle émerge une classe moyenne de plus en plus exigeante en qualité et en diversité de produits alimentaires. Pour ce faire, les agricultrices et les agriculteurs doivent produire plus et mieux, avec moins de ressources. Les raretés de l’eau et de la terre se conjuguent aux changements du climat : autant de paramètres défavorables à l’activité agricole qui reste essentielle à la vie des sociétés et à la stabilité des nations. Ce qui est évident avec l’agriculture, c’est qu’elle convoque systématiquement plusieurs disciplines, plusieurs savoirs et plusieurs réponses à adopter eu égard à la très grande complexité de l’équation. Tout cela est géopolitique parce que cette adversité génère parfois des tensions ou des conflictualités locales. Certaines régions, comme la Méditerranée, concentre par exemple tous les défis agricoles et alimentaires mondiaux. Ignorer ce sujet stratégique dans cet espace est ne pas le connaître et ne pas le comprendre.

« L’Agriculture en 3 D » est l’intitulé du Forum que vous organisez le 5 juillet prochain à Paris. A quoi faites-vous référence avec la 3 D ?

En effet, il y a quelques mois, le Club Demeter a lancé l’idée d’un Forum annuel capable de revenir sur les grands enjeux agricoles et alimentaires mondiaux et sur les différentes réponses apportées par la communauté des acteurs français dans ce contexte. Ce titre pour la première édition cette année fait écho à la formule du Président de la République, à propos de la vision convergente à avoir entre défense, diplomatie et développement concernant la politique étrangère de la France. Ce fut l’axe principal lors de son discours aux Ambassadeurs le 29 août 2017, exercice annuel qui fixe les grandes lignes de l’action internationale de notre pays. Pour notre Forum, et compte tenu des objectifs recherchés, nous nous sommes dit que le triptyque « défense, diplomatie et développement » correspondait parfaitement à l’agriculture.

Le Forum se tiendra au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Est-ce un moyen pour vous d’interpeller le monde politique sur cette thématique ?

Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a très tôt été séduit par l’idée de ce Forum grand public et décloisonnant, visant, je le répète, à rappeler à ceux qui n’en sont pas toujours suffisamment conscients, que l’agriculture et l’alimentation sont des enjeux stratégiques majeurs pour le développement et la paix dans le monde. Nous sommes très heureux et très reconnaissants de cette confiance accordée par le Ministère, qui, sur ce champ thématique, œuvre au niveau global avec les Objectifs de développement durable, la gouvernance de la sécurité alimentaire mondiale, la coopération technique et scientifique, le dialogue politique…Le ministère est également chargé de la diplomatie économique et du soutien aux entreprises françaises dans leur processus d’internationalisation. Il est donc très bien placé pour communiquer non seulement sur les interactions entre agriculture et paix dans le monde, mais aussi sur les nombreuses actions menées par des opérateurs publics et privés français sur ces questions agricoles et alimentaires.

En réduisant son budget de la PAC, l’Europe ne risque-t-elle pas de faire manquer aux acteurs de l’agriculture française leur rendez-vous avec le défi alimentaire mondial ?

Sur ce dossier, rien n’est encore acté et décidé. En mai, la Commission a lancé les premières étapes de la négociation sur le futur cadre financier pluriannuel. Ce sont des bases exploratoires amenés à évoluer au cours des prochains mois. Au-delà du budget dédié à la PAC post-2020, dont il est assurément trop tôt pour s’aventurer dans des chiffres précis, trois dynamiques semblent en revanche plus certaines.

D’abord, il est hautement probable que ce budget soit orienté à la baisse. Mais même avec 5% en moins, la PAC restera une politique forte et prioritaire dans le futur cadre financier pluriannuel. Attention toutefois à la myopie : un budget fort ne signifie pas forcément une vision stratégique ambitieuse. Le manque de réflexions sur le rôle géopolitique de la PAC, et pour l’Europe et pour son voisinage géographique, pénalise lourdement les débats. Alors qu’elle est un contributeur net à la stabilité du continent et un pilier fondamental à la sécurité quotidienne des populations, la PAC s’enferme dans des débats techniques et réservés aux initiés. Donc aux yeux de beaucoup, elle est coûteuse et archaïque, car illisible et déconnecté des enjeux contemporains ou à venir. C’est le danger principal pour la PAC comme pour l’agriculture en général : la majorité des personnes en Europe ne font plus le lien entre leur table, leur confort alimentaire et l’activité indispensable des agriculteurs pour apporter ces productions et cette sûreté à domicile ou dans les villes. Ce constat européen vaut pour la situation en France.

Ensuite, l’agenda de cette PAC devrait être encore plus vert, si l’on s’en tient aux tendances des dernières réformes et à l’amplitude globale du mouvement consistant à relier toujours davantage les questions agricoles, alimentaires et environnementales. Et les mondes agricoles doivent être sensibles aux attentes du fameux consommateur – client – citoyen. Plutôt que de regarder avec méfiance cette orientation, les agriculteurs européens doivent au contraire continuer à faire ce qu’ils font très bien : produire de la qualité, cultiver la diversité, savoir répondre aux demandes spécifiques, entretenir comme personne les paysages et donc être les principaux protagonistes du développement durable. J’aime faire ce constat, en milieu rural et parmi les agriculteurs, d’observer parmi eux plus d’effort et plus d’innovation pour la durabilité des systèmes de production, de transformation et de commercialisation que ceux à l’œuvre dans les mondes urbains. On parle souvent des villes intelligentes. On devrait davantage considérer ces intelligences rurales. Cette réalité européenne est très française !

Enfin, vis-à-vis du futur de la PAC, une dernière certitude repose sur les risques politiques actuels à propos de la construction européenne. Soyons vigilants à bien positionner le curseur de l’attention médiatique : l’Europe se porte mal ! Les critiques de nombreuses sociétés en Europe vis à vis de Bruxelles ne cessent de s’amplifier. Le Brexit arrive en 2019, juste avant les prochaines élections européennes, qui pourraient porter au Parlement plus de députés anti-européens que de responsables politiques défendant les valeurs et les objectifs de l’Union européenne. Le grand débat géopolitique après 2020, ce n’est pas le % de baisse probable de la PAC, c’est celui du maintien de l’Union européenne dans une Europe déboussolée, où des réflexes nationalistes, régionalistes ou identitaires prospèrent. Si la prochaine décennie est celle du détricotage (géographique, thématique, communautaire) de l’Union européenne, comme nous la connaissons actuellement à 28 États membres, il est certain que la PAC ne sera pas épargnée par ces secousses telluriques. Et les agricultures en France en pâtiront inévitablement.

Propos recueillis par Michel Bru
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