ANALYSES

Guerre commerciale États-Unis–Union européenne : vers quel rééquilibrage ?

Presse
5 juin 2018
La décision de Donald Trump d’appliquer à l’Union européenne, au Canada et au Mexique ses mesures douanières sur l’acier et l’aluminium a réveillé les craintes d’un conflit commercial de grande ampleur. Si la méthode employée, centrée sur la surenchère rhétorique, s’avère certes dommageable, on ne peut que déplorer que les débats, de tous bords, tendent à s’émanciper du fond du dossier des déséquilibres commerciaux, empêchant toute voie de rééquilibrage viable. C’est particulièrement le cas pour l’Europe.

Le dossier de l’acier et de l’aluminium n’est pas le plus important dans le contexte de tensions commerciales bien plus générales entre les États-Unis et l’Union européenne, et surtout avec l’Allemagne. Les exportations européennes visées par les mesures de Trump s’élèvent à un peu plus de six milliards d’euros. Pour sa part, l’Union européenne a tant bien que mal opposé un front commun, mais de nature essentiellement symbolique, en visant des biens américains emblématiques tels que le bourbon ou les Harley Davidson, à hauteur d’un peu moins de trois milliards.

L’excédent commercial de l’Union européenne sur les États-Unis s’est élevé l’an passé à environ 120 milliards d’euros. Les montants taxés restent relativement faibles au regard de l’enjeu beaucoup plus général de ces importantes tensions commerciales.

AU-DELÀ DE L’ACIER, L’AUTOMOBILE

Si L’Allemagne est plus touchée que la plupart des autres pays européens par les mesures de Trump sur l’acier, le cœur des inquiétudes outre-Rhin se focalisent naturellement sur la question de l’industrie automobile, qui est dans le collimateur de l’administration américaine. L’excédent du secteur automobile européen vis-à-vis des États-Unis s’élève à presque 35 milliards d’euros. Les constructeurs automobiles allemands exportent massivement vers ces derniers, mais la structure des relations germano-américaines dans le secteur automobile est plus complexe qu’il n’y paraît.

Les constructeurs allemands ont beaucoup investi dans le Sud des États-Unis pour y construire des usines d’assemblage. Les véhicules qui y sont produits sont par ailleurs en grande partie ré-exportés vers le reste du monde. Il s’agit souvent de modèles moins haut de gamme que ceux exportés directement de l’Allemagne vers les États-Unis. Des mesures douanières américaines contre le secteur automobile européen frapperaient de plein fouet l’industrie allemande. Celle-ci aurait néanmoins les moyens de réorganiser sa production dans le monde pour y répondre à terme, ne serait-ce que partiellement.

Il n’en demeure pas moins que le cœur du sujet, d’un point de vue aussi bien américain qu’allemand, reste l’industrie automobile. La question de l’acier et de l’aluminium n’est à ce titre qu’un élément du rapport de force. Le principal effet sur l’Europe des mesures américaines dans le secteur sidérurgique provient du surplus d’offre, vers le vieux continent, que les mesures de protection américaine vont induire. Le secteur de l’acier est déjà marqué, depuis plusieurs années, par une crise de surproduction spectaculaire qui se déroule en Chine et qui a conduit à un effondrement des prix mondiaux. De plus, la chute brutale des prix du transport maritime depuis la crise mondiale de 2008 a accru la compétition entre grandes zones.

DIVERGENCES FRANCO-ALLEMANDES ET NÉCESSITÉ D’UN NOUVEAU MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT EN EUROPE

On a pu constater un fossé entre les réponses française et allemande aux mesures américaines. Pour la France, l’enjeu est de nature bien plus symbolique que pour l’Allemagne, et il s’agit donc d’une occasion de mettre en avant des éléments liés à la défense de la souveraineté européenne chère à Emmanuel Macron. En Allemagne, une grande prudence s’impose, car les mesures sur l’acier et l’aluminium sont, à juste titre, vues comme un prélude à une négociation commerciale beaucoup plus large. Celle-ci consiste en un jeu de l’administration américaine à l’échelle planétaire dans tous les secteurs où les États-Unis sont fortement déficitaires.

On l’a vu avec la Chine, où Donald Trump a joué la carte de la surenchère rhétorique, annonçant d’importantes mesures douanières tous azimuts, jusqu’à ce que les autorités chinoises se montrent prêtes à négocier. Même en présence de concessions de la part de la Chine quant à l’ouverture partielle de son marché intérieur, l’administration américaine maintient à ce jour une pression maximale, dans l’espoir d’obtenir un engagement chiffré des autorités chinoises en vue d’une réduction du déficit bilatéral.

Trump a voulu, en annonçant des mesures ciblées, militer en faveur d’un modus vivendi commercial dans les développements technologiques croisés des deux pays. Néanmoins les voies de rééquilibrage qui ont été vaguement esquissées se concentrent sur l’accroissement des exportations agricoles des États-Unis vers la Chine et font donc largement l’impasse sur le fond de la question technologique pour l’instant.

Les négociations entre les États-Unis et l’UE n’ont, en comparaison, pas réellement débuté. Le président Obama avait déjà concentré ses efforts sur la critique de l’excédent commercial allemand au cours de ses deux mandants, tout comme il plaidait pour une politique économique plus équilibrée au sein de la zone euro au moment où l’on y appliquait une sidérante doctrine d’austérité procyclique.

La décennie écoulée a vu l’UE s’orienter de façon décisive vers un modèle d’abaissement généralisé des coûts, au lieu d’une politique d’avancée technologique. L’exorbitant excédent courant de l’Allemagne, à plus de 8 % du PIB, n’est pas soutenable pour l’économie mondiale et constitue pourtant le modèle de politique économique vers lequel évoluent la plupart des pays européens, en faisant aussi l’impasse sur les questions technologiques et en développant un modèle ainsi authentiquement low cost.

Face aux critiques de Barack Obama, les réactions allemande et européenne ont reposé sur un déni consistant à présenter l’excédent commercial de l’Allemagne et de la zone euro vis-à-vis des États-Unis et du reste du monde comme le résultant d’évolutions naturelles sans lien avec une quelconque intention politique. La réaction face aux attaques en tous genres de Donald Trump doit évoluer dans un sens plus pragmatique pour fonctionner. L’UE doit à la fois refuser l’approche erratique du président américain et prendre conscience du caractère néfaste du modèle économique qu’elle suit, aussi bien pour ses pays-membres que pour l’économie mondiale dans son ensemble.

Mais il n’existe pas encore de front véritablement uni en Europe face aux attaques de Trump, car l’enjeu commercial varie considérablement d’un pays à l’autre. Non seulement entre la France et l’Allemagne, mais aussi entre grands pays et ceux, plus petits, comme l’Irlande, qui jouent un rôle de hub financier, commercial ou fiscal. La souveraineté européenne, si la notion doit véritablement prendre corps un jour, passera par la mise au point d’un modèle de développement viable. Les déséquilibres commerciaux entretiennent, de plus, un lien étroit avec la remise en cause politique qui traverse l’Europe. La réorientation vers un modèle centré sur la montée en gamme technologique permettrait, entre autres, de sortir de l’impasse liée au face-à-face stérile entre statu quo et populisme.
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