ANALYSES

L’Europe a-t-elle renoncé à l’Union européenne ?

Presse
22 mars 2018
Les dirigeants européens se rendent à Bruxelles ce jeudi pour y discuter d’un sujet qui a été enfoui sous l’accumulation des préoccupations nationales de ces derniers mois : l’Union européenne. Il était encore question il y a peu de montrer aux peuples européens que les leçons du Brexit avaient été tirées, afin d’éviter que le douloureux épisode britannique ne fasse tache d’huile. La réforme de l’UE devait montrer que l’Europe pouvait réagir, en amont des élections européennes très délicates qui l’attendent en 2019. Las ! Les vieilles lunes nationales sont encore venues désaxer l’orbite des planètes européennes, avant même qu’elles n’aient pu s’aligner.

L’Italie va consacrer les prochaines semaines à tenter de se construire une majorité de gouvernement, hantée qu’elle demeure par sa macabre arrière-scène migratoire. L’Allemagne, qui avait opiné du chef aux pistes lancées par Emmanuel Macron en septembre dernier pour réformer l’UE, vient d’investir son nouvel exécutif après cinq mois d’atermoiements. Il représente la résultante pénible d’une négociation de partis, dont l’issue ne garantit pas franchement que le pays assouplisse d’un millimètre ses positions sur le plan économique. Une déclaration commune à Berlin et Paris était ainsi prévue avant le sommet sur la réforme de la zone euro : elle a été reportée.

La minorité gouvernementale espagnole, affaiblie par sa gestion de la crise catalane, est aux prises avec ses propres bouffées d’unilatéralisme intérieur. Une partie de l’Europe de l’Est est entrée dans un bras de fer idéologique avec la Commission européenne, à l’endroit de laquelle Varsovie et Budapest multiplient les incartades tapageuses. Si les discussions entre Londres et l’UE ont abouti cette semaine à un accord partiel sur la période de transition, le Royaume-Uni peine à se sortir des crispations domestiques que la négociation provoque, et que l’impossible dilemme irlandais symbolise. De guerre lasse, la France s’est rabattue au fil des mois sur la complexité de ses propres joutes internes, de la réforme de ses chemins de fer à celle de ses prestations sociales.

En arrière-plan, Bruxelles a progressivement recouvré sa position d’angle mort des différentes scènes politiques du continent, pour se mieux draper dans une position de surplomb qui lui est familière : celle de gardienne et de dépositaire des traités. Sûre de son droit et de son fait, la Commission européenne distribue les bons et les mauvais points aux récalcitrants d’Outre-Manche et d’Europe de l’Est, et s’apprête à ouvrir les négociations sur le prochain budget européen. En somme, tout le monde s’active consciencieusement de son côté.

Le Brexit comme cache-misère

Et pourquoi pas, après tout ? Cela réussit-il vraiment si mal à l’Union européenne ? Convenons que le Brexit a eu cette vertu singulière d’accomplir par défaut ce que la dernière décennie avait eu tant de mal à provoquer : l’alliance de tous les Européens autour d’une priorité commune. Même Londres a dû s’y résoudre : jusqu’à présent, c’est bien l’unité des Européens qui fait la pluie et le beau temps dans les négociations avec un Royaume désuni.

Non, le danger pour l’Union est beaucoup moins palpable à court terme, et aussi plus pernicieux à long terme. D’une part, l’unanimisme européen qui fait loi dans le cas du Brexit n’a aucune chance de s’étendre magiquement aux grandes béances qui minent l’Union par ailleurs, qu’elles soient idéologiques et stratégiques entre Est et Ouest, ou économiques et migratoires entre Nord et Sud. L’on commence plutôt à subodorer que l’unité ponctuelle et salvatrice des capitales vis-à-vis de Londres va finir par leur fournir le blanc-seing nécessaire pour qu’elles continuent d’évacuer toute perspective sérieuse de réforme de l’UE. Si cette tendance se confirme, l’Union européenne sera davantage en danger qu’au lendemain du vote britannique du 23 juin 2016.

Et les Européens oublieront l’Union européenne

D’autre part, il faut bien admettre que rire sous cape en commentant de loin le psychodrame britannique et l’instabilité de la Maison-Blanche n’équivaut pas à formuler un projet politique pour l’UE. Emmanuel Macron peut bien s’agiter à proposer des listes transnationales, des consultations citoyennes ou une grande marche pour l’Europe : dans les faits, le plan Macron-Merkel pour l’Europe n’a toujours pas pris forme, et le président français pourrait prononcer aujourd’hui son discours de septembre dernier en Sorbonne sans ne guère y modifier un mot.

Il n’est pas interdit dans ce contexte de prendre au mot la sentence de Jean-Claude Juncker, qui déclarait en 2014 que son mandat à la tête de la Commission européenne serait celui de « la dernière chance » pour l’UE. Quelles seraient donc les conséquences pour l’UE de s’obstiner à n’accomplir que le minimum syndical en matière de réformes, en dépit du violent avertissement qui lui vint d’Outre-Manche ?

L’Union n’en mourrait pas. Car « ce n’est pas ainsi que les choses se passent : les glissades le long du toit, les douces mises en veilleuse, les effritements ont bien plus de réalité », comme l’écrivait Régis Debray. Les gouvernements en place continueront de s’affoler des symptômes de contestation politique à Vienne ou Varsovie, sans tenter d’en traiter collectivement des causes. Les partis européens continueront sans sourciller de préparer l’arithmétique des élections européennes. Et l’UE s’enlisera dans l’indifférence, jusqu’au point où l’en sortir deviendrait par trop coûteux politiquement pour tout le monde, quand bien même les planètes européennes devaient miraculeusement s’aligner de nouveau.
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