ANALYSES

« Dans la guerre en Syrie, le changement climatique a eu un effet catalyseur »

Presse
15 mars 2018
Interview de Alice Baillat - Libération
Un rapport annuel rendu par les agences de renseignements américaines au Sénat, mi-février, a alerté les élus sur la menace immédiate et de long terme que représente le changement climatique pour les Etats-Unis. En France, ces préoccupations s’intensifient aussi dans le secteur de la défense. Alice Baillat, chercheuse à l’« Observatoire défense et climat » de l’IRIS, qui a été créé à la demande du ministère des Armées, analyse l’ampleur et la nature de ces risques sécuritaires pour Libération.

Le changement climatique peut-il provoquer des conflits ?

Plus qu’il ne peut en créer, c’est un facteur aggravant. Il faut tenir compte du changement climatique dans les réflexions sur les conflits mais ce ne doit pas être une raison pour dépolitiser le débat. Les conséquences de catastrophes naturelles, et leur ampleur, sont souvent le résultat d’un défaut du gouvernement à répondre aux besoins de la population. Dans les conflits au Darfour, au Nigeria et au Tchad, il y a des impacts climatiques à prendre en compte. Le principal risque, c’est les tensions pour l’appropriation de ressources naturelles.

Comme en Syrie ?

On a beaucoup parlé de la guerre civile en Syrie, mais personne ne pourrait décemment dire aujourd’hui que c’est un conflit climatique. Le changement climatique a plutôt eu un effet catalyseur. Il y a eu une grave sécheresse dans les années qui ont précédé la révolution de 2011. Cet épisode n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une tendance plus longue de raréfaction des ressources en eau provoquée par le changement climatique. Cette sécheresse a provoqué des mouvements de population internes en provenance du nord-est du pays. Près de 1,5 million de Syriens sont arrivés dans les principales villes en même temps qu’un grand nombre de réfugiés irakiens. Ce boom démographique a engendré une flambée des prix des loyers, du chômage et des pressions sur les produits de base. C’est un des facteurs du déclenchement des révoltes populaires de 2011. Mais il ne faut pas occulter que c’est aussi le résultat de décennies de régime autoritaire et de politiques désastreuses de gestion des ressources hydriques. Le changement climatique n’a pour l’instant jamais été à l’origine d’un conflit. Il a plus un effet aggravant.

L’élévation du niveau des mers constitue-t-elle un risque sécuritaire ?

Oui, cela va réduire la superficie de certains territoires. Au Bangladesh, le pays le plus densément peuplé au monde, 15% à 20% des terres pourraient être submergées d’ici 2050. Avec sa croissance démographique actuelle, le pays comptera plus de 200 millions d’habitants d’ici là. Comment les villes vont-elles pouvoir absorber, en termes d’espaces et d’infrastructures, une telle population ? Cela va très sûrement provoquer des déplacements de population et des problèmes transfrontaliers. Les migrations liées au climat sont très majoritairement internes. Elles peuvent provoquer des tensions communautaires comme des conflits armés. Comment relocaliser ces personnes ? Devront-ils sacrifier des territoires où vivent certaines populations pour en sauver d’autres ? Ces conséquences dépendront de la capacité des Etats à anticiper ces risques humanitaires.

Fin janvier, le Pentagone a publié un rapport indiquant que près de la moitié des sites militaires américains sont touchés par des conséquences du changement climatique. Est-ce un problème global ?
Oui, l’impact sur les infrastructures militaires et stratégiques, comme les aéroports et les ports, inquiète. En France, le ministère des Armées est préoccupé par ses installations dans la zone Asie-Pacifique qui sont menacées par la montée des eaux et le renforcement des catastrophes naturelles. Rien n’est encore prévu pour déplacer ces infrastructures.

Comment l’armée va-t-elle être touchée par le changement climatique ?

La principale préoccupation est l’impact que ces bouleversements peuvent avoir sur les soldats en opération, par exemple dans le Sahel. Ils vont souffrir des augmentations de températures. Nous prévoyons de travailler avec des médecins pour anticiper ces problèmes de santé. Le réchauffement du climat va encourager le développement d’épidémies, comme la malaria qui se transmet par les moustiques dont l’aire géographique va s’élargir avec la hausse des températures.

Comment l’armée va-t-elle devoir s’adapter à ces nouveaux risques ?

Le rôle de l’armée doit surtout être repensé dans le cadre des catastrophes naturelles, pour lesquelles elle intervenait rarement. Ces missions vont redoubler avec la multiplication et surtout l’intensification des événements extrêmes. Les interventions humanitaires de l’armée française vont être amenées à augmenter dans les prochaines années, ce qui amène à réfléchir à l’adaptation de ses équipements et à la formation de ses effectifs pour remplir ces missions. Il faut aussi penser à l’articulation de ces dernières avec les missions militaires de l’armée, dans un contexte où les limitations de budget, de matériel et d’effectifs conduiront peut être parfois a des situations où il ne sera pas possible d’intervenir dans plusieurs d’endroits du globe en même temps. En France, une réflexion a aussi été lancée pour réduire l’empreinte carbone de l’armée.

Existe-t-il une réelle prise de conscience de ces questions par les acteurs de la défense ?

Les réflexions liant changement climatique et défense sont récentes au ministère des Armées français. Les Etats-Unis ont été les premiers à s’intéresser à la question depuis l’après guerre froide. Un rapport réalisé en 2003 par le Pentagone sur le sujet avait fait beaucoup de bruit. La réflexion est en cours mais ce n’est pas un sujet dans le cœur traditionnel des acteurs de ce secteur. Il faut un temps d’adaptation. Depuis 2015, c’est principalement l’impact du changement climatique sur les migrations qui intéresse. Le Conseil de sécurité a notamment organisé, en décembre, une réunion sur la prise en compte du changement climatique. Certains Etats, dont la France, ont demandé à ce que la question soit remise à l’ordre du jour. Leur but est de créer une réponse institutionnelle internationale aux risques sécuritaires liés aux conséquences du changement climatique. C’est un signe que la prise de conscience est réelle.

Propos recueillis par Aude Massiot
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