ANALYSES

Le Moyen-Orient, point fort de la stratégie diplomatique de Vladimir Poutine

Presse
17 mars 2018
Interview de Arnaud Dubien - France 24
Le directeur de l’Observatoire franco-russe, Arnaud Dubien, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), décrypte pour France 24 la diplomatie russe au Moyen-Orient, marqueur, avec la crise ukrainienne, du dernier mandat de Vladimir Poutine.

Quel regard portez-vous sur le bilan de la politique de Vladimir Poutine au Moyen-Orient, où la Russie est devenue incontournable?

C’est sans aucun doute au Moyen-Orient, où la Russie a des intérêts économiques, énergétiques et militaires, que les succès de la diplomatie de Vladimir Poutine sont les plus visibles et les plus marquants. Moscou se retrouve aujourd’hui en position centrale dans le principal dossier de relations internationales du moment, la crise syrienne. Les Russes sont en effet perçus par l’ensemble des acteurs régionaux ou extrarégionaux, qu’ils soient rivaux ou amis, comme étant incontournables dans ce dossier, ce qui n’était plus arrivé à la Russie depuis des décennies. À la différence de l’Europe, le Proche et le Moyen-Orient ne sont pas des théâtres verrouillés stratégiquement par les Occidentaux.

Les Russes sont donc très à l’aise pour se mouvoir dans ce type d’environnement géopolitique, où ils peuvent déployer leur diplomatie classique d’État à État, et celle parfois parallèle, voire clandestine. D’est en ouest, du nord au sud de la région, ces dernières années, la Russie a significativement renforcé son influence et ses positions. Il faut souligner par exemple l’amélioration spectaculaire de ses relations avec la Turquie, un pays de l’Otan auquel elle vend des armes, son retour en Égypte, porte d’entrée historique de l’URSS dans la région, et le rapprochement russo-iranien, qui ne l’empêche pas de développer des rapports lucratifs avec l’Arabie saoudite.

Comment expliquez-vous un tel résultat dans une région tourmentée et très complexe ?

Il s’explique par plusieurs facteurs. Premièrement, il faut rendre à César ce qui appartient à César, car Vladimir Poutine n’est pas parti de zéro dans la région. Les graines de ses succès ont été semées par Evgueny Primakov, l’ancien Premier ministre russe et l’un des plus grands arabisants du pays. Dès le milieu des années 1990, Evgueny Primakov, alors ministre des Affaires étrangères, avait réussi à entretenir et à développer des contacts dans cette région. Vladimir Poutine s’appuie sur les fruits de ce travail, qui a été accompli au moment où la Russie était très faible sur la scène internationale. Il peut également compter sur des acteurs, des diplomates, dotés de compétences et de connaissances très fines et très rares de la région. Surtout, la Russie de Poutine parle à tout le monde, c’est la principale caractéristique de sa diplomatie au Moyen-Orient. Elle discute par exemple de tous les sujets et ouvertement avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, tout en entretenant de très bons rapports avec l’Iran et le Hezbollah libanais.

Y a-t-il eu d’autres facteurs d’aide pour Vladimir Poutine ?

Les Russes profitent notamment des hésitations des Américains et des choix très tranchés de ceux-ci qui les coupent d’autres pays importants de la région. Vladimir Poutine, qui se pose volontiers en protecteur des chrétiens d’Orient, n’a pas fait le choix de miser sur les chiites contre les sunnites, ou inversement. C’est habile, mais cela peut avoir des inconvénients, comme on peut le voir sur le théâtre syrien où la Russie est placée face à ses contradictions par les différents acteurs régionaux. C’est pour cette raison que Vladimir Poutine ne peut pas tout faire dans la région, d’ailleurs je doute qu’il en ait l’ambition, et sa politique reste tributaire des soubresauts que connaît fréquemment le Moyen-Orient. La donne régionale, on le voit avec les spéculations autour du sort de l’accord sur le nucléaire iranien, présente beaucoup de risques pour les intérêts russes et la crédibilité de Vladimir Poutine, et ce, à la mesure des gains enregistrés en dépit d’un investissement humain, économique et stratégique assez limité.

Justement, Vladimir Poutine a-t-il les moyens de ses ambitions dans la région ?

Les gains de cette politique sont très lucratifs d’un point de vue économique pour la Russie, par rapport aux sommes et aux moyens engagés. Concernant la Syrie, même si les coûts ne sont pas étalés sur la place publique, on évoque une facture comprise entre 3 et 5 millions d’euros par jour, ce qui est supportable pour Moscou et qui reste loin des sommes dépensées par les Américains pour leur campagne en Afghanistan par exemple. Entre les contrats de construction de centrales nucléaires en Turquie et en Égypte, les divers contrats d’armements, les exportations agricoles ou autres, le retour sur investissement est particulièrement intéressant pour la Russie. Financièrement, rien ne l’empêche donc de continuer sur ce rythme. Son calcul stratégique est gagnant, son grand défi est de consolider ses acquis et de durer. Tout cela, dans un contexte où Moscou, au même titre que les Américains et les Européens, reste perçue, comme un acteur extrarégional, par des puissances régionales qui ont leurs propres agendas et qu’il ne contrôle pas. Et ce, malgré la cote de popularité de Poutine dans certains pays de la région.

Comment sa diplomatie, intransigeante avec les Occidentaux, notamment sur le dossier syrien est-elle perçue par les Russes ?

Tout ce qui concoure au prestige international de leur pays flatte l’ego des Russes, et l’influence retrouvée de la Russie sur la scène internationale est majoritairement bien accueillie. Surtout avec un investissement humain, économique et stratégique assez limités, et aujourd’hui les chiffres des pertes en Syrie, qu’il s’agisse de militaires ou de mercenaires, sont très loin des 13 000 soldats soviétiques tués en Afghanistan. Il n’en reste pas moins que le Russe de base est plus intéressé par la situation ukrainienne, plutôt que par les lointains théâtres de guerre du Moyen-Orient. Il faut également noter que ce qui est porté au crédit de Vladimir Poutine, y compris par ses détracteurs, c’est qu’il est constant et fidèle dans ses alliances. Il n’a pas lâché Bachar al-Assad, alors que l’on reproche aux Américains, à tort ou à raison, d’avoir lâché en 2011 l’Égypte et l’ancien président Hosni Moubarak, l’un de leurs fidèles alliés dans la région. La chute du colonel Kadhafi, ancien allié de l’URSS, n’a jamais été digérée par la Russie, c’est un évènement majeur pour la diplomatie russe. On ne peut pas comprendre l’intransigeance et la constance de Vladimir Poutine en Syrie, si on ne garde pas le précédent libyen à l’esprit. Le changement de régime à Tripoli a pesé sur la grille de lecture de Moscou, qui perçoit les Occidentaux, et les Américains en particulier, comme une source de déstabilisation du Moyen-Orient.
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