ANALYSES

Ukraine : Le piège du tout ou rien

Presse
22 décembre 2017
Un mauvais sort semble s’acharner sur la crise ukrainienne. À chaque fois que l’on s’approche d’une solution diplomatique, des événements contraires ou des interventions malveillantes font échouer les efforts en cours. Ne parlons plus des erreurs initiales de l’Union européenne (UE) qui, non sans une certaine dose d’hypocrisie, a voulu traiter l’accord d’association avec l’Ukraine comme une simple question économique bilatérale, en limitant le dialogue avec Moscou.

Le refus de Viktor Ianoukovitch de signer cet accord, en novembre 2013, à Vilnius (Lituanie), a déclenché l’Euromaïdan. Mais sa signature aurait sans doute suscité d’autres difficultés, tant les aspects géopolitiques et sécuritaires avaient été négligés.

Cette « négligence stratégique », intentionnelle ou non (la France était toute à la crise malienne), la sous-évaluation de la complexité de la société ukrainienne ainsi que de la sensibilité de la Russie dans ce dossier, ont fortement contribué au déclenchement de la crise. Il aurait sans doute suffi d’une déclaration officielle de la France et de l’Allemagne excluant toute adhésion de l’Ukraine à l’OTAN pour éviter la situation actuelle.

Les négociations du 21 février 2014 à Kiev, réunissant Viktor Ianoukovitch et l’opposition ukrainienne avec les ministres des Affaires étrangères polonais, allemand et français, avaient pourtant abouti à un bon accord que les ministres européens ont abandonné à son sort, laissant aux dirigeants de l’opposition modérée le soin de le présenter à un Maïdan surexcité par les mouvements d’extrême-droite, avec les résultats que l’on sait.

L’éviction du président ukrainien, le projet de loi sur la fin du statut de la langue russe, l’annexion de la Crimée et la sécession du Donbass appuyée par la Russie, ont été les étapes de l’aggravation de la crise, désormais une quasi-guerre.

L’Europe, après avoir adopté des sanctions contre la Russie, a encore tenté de relancer les négociations. En réunissant, le 6 juin 2014, en Normandie (malgré les réticences américaines), Vladimir Poutine, Petro Porochenko – tout juste élu par les Ukrainiens – et Angela Merkel, François Hollande créait le format de Normandie et rendait possible la signature du premier accord de Minsk (cessez-le-feu, retrait des armes lourdes, élections locales, décentralisation, dialogue national inclusif) le 5 septembre de la même année – accord préparé par le groupe de contact trilatéral où se retrouvent les représentants de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avec ceux de l’Ukraine et de la Russie. Curieusement, l’UE décidait, dès le 8 septembre, de nouvelles sanctions contre la Russie, étrange façon de saluer les accords de Minsk et les efforts de ce pays. Très vite, les combats reprenaient dans le Donbass.

La recrudescence des violences a conduit la France et l’Allemagne à relancer une fois de plus les négociations avec la Russie et l’Ukraine. Le format Normandie est devenu le garant de l’accord de Minsk 2 (signé en février 2015) et de sa mise en œuvre au sein des groupes de travail présidés par l’OSCE.

Ces accords de Minsk 2 ont certes évité que le conflit ne dégénère mais, malgré la présence des observateurs de l’OSCE dans les zones de confrontation, le cessez-le-feu n’a jamais été complet, ni les armes lourdes entièrement retirées. Surtout, les clauses politiques (vote d’une loi sur l’organisation d’élections au Donbass et sur le statut de cette province) n’ont pu être appliquées par le parlement ukrainien. Dans les faits, ni l’Ukraine, qui estime avoir fait trop de concessions à Minsk, ni les rebelles du Donbass, qui préfèrent un rattachement à la Russie, ne souhaitent l’application des accords de Minsk-2.

Les Européens se sont ainsi laissé enfermer dans une sorte de piège, acceptant de conditionner à la pleine application des accords de Minsk la levée complète des sanctions (« all for all »). À chaque échéance de renouvellement des sanctions, les combats reprennent, les sanctions sont prorogées et la montée des tensions installe au cœur de l’Europe une ligne de fracture qui peut s’embraser à tout moment. Le couple « accord de Minsk/sanctions contre la Russie » est devenu un facteur de prolongation de la crise. Les tentatives françaises et allemandes de sortir du « tout ou rien » n’ont pas été couronnées de succès.

Si Paris et Berlin se sont depuis longtemps ralliées à l’idée de progressivité, encore faudrait-il que des gestes forts ou, en tout cas, symboliques leur permettent de justifier un allègement des sanctions et d’enclencher un cycle positif dans leurs relations avec Moscou. Or les Russes n’ont rien fait en ce sens depuis de longs mois, attendant l’arrivée de la nouvelle administration américaine.

Se plaignant – parfois à juste titre – d’un alignement des Européens sur les Américains, le Kremlin a souhaité traiter avec le « chef » de la Maison-Blanche. C’est sans doute une erreur. Il n’est pas sûr que Washington (qui s’était fait prier pour approuver Minsk-2) ait un véritable intérêt à une solution de la crise qui laisserait les populations russophones peser trop sur la politique de l’Ukraine.

En négociant par-dessus la tête des Européens, les Russes choisissent l’interlocuteur le moins intéressé par le processus de Minsk et l’application des accords signés par les belligérants. Les péripéties de la négociation Sourkov/Volker [Vladislav Sourkov est chargé du dossier ukrainien auprès de Vladimir Poutine, Kurt Volker est le représentant spécial des États-Unis en Ukraine, NDLR] sur la proposition russe de déploiement de casques bleus accompagnant les observateurs de l’OSCE dans les zones d’affrontement (par opposition à la volonté de Kiev de les voir déployés le long de la frontière russo-ukrainienne) l’illustrent bien.

Dans le même temps, l’UE montre ses réticences à l’égard des nouvelles sanctions américaines décidées en octobre dernier. Le renouvellement, à l’identique, des mesures européennes pour six mois à la mi-décembre peut être interprété comme un refus de suivre Washington dans l’escalade des sanctions. L’Europe, désormais délestée du Royaume-Uni (partisan d’une ligne dure vis-à-vis de la Russie), est moins encline à endosser les vues extrêmes de pays tels que la Pologne, elle-même en délicatesse avec l’Ukraine. Le rapport des forces a changé et Bruxelles prend conscience des conséquences néfastes, économiques et sécuritaires, de la crise ukrainienne au cœur de l’Europe.

Cette fois, il revient à la France, aux côtés d’une Allemagne moins dominante (Angela Merkel peine à constituer une nouvelle coalition gouvernementale), et à la Russie, si elle prend conscience que son véritable interlocuteur est l’Europe, de ne pas laisser passer l’occasion.
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