ANALYSES

« Les pays les plus pauvres sont les grands oubliés de l’aide française au développement »

Presse
22 décembre 2017
Co-écrit avec Olivier Lafourcade, ancien directeur à la Banque mondiale et président d’Investisseurs & Partenaires, pour Le Monde.fr

Depuis longtemps, des parlementaires et diverses personnalités se plaignent de l’opacité de l’annexe au projet de loi de finances portant sur l’aide publique au développement (APD). Cette question a pourtant fait l’objet d’une recommandation particulière de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, qui, en 2012 déjà, déplorait que « la politique d’aide au développement a longtemps été synonyme d’opacité : opacité du budget, dont les enjeux ne peuvent être compris que d’un nombre restreint de spécialistes ; et opacité des statistiques, qui agrègent des données hétérogènes ».

Dans sa forme actuelle, ce document marque une contradiction frappante avec l’ambition du chef de l’Etat de promouvoir la simplicité, la clarté et la transparence dans la formulation et la conduite des politiques publiques. On se perd dans les détails et les redites. La vision irénique qui sous-tend ces 89 pages voudrait que l’APD soit exclusivement au service de la lutte contre la pauvreté et des objectifs de développement durable. Soyons sérieux. Il s’agit aussi d’un outil essentiel de notre politique étrangère et l’un des instruments permettant d’intervenir au plan géopolitique, notamment dans des situations de crise. A ce titre, on ne voit aucune information quant à la distribution des ressources affectées aux fameux « trois D » : défense, diplomatie et développement.

Il est impossible, à la lecture de ce document, de se rendre compte des conséquences très dommageables du choix historique fait par nos administrations de privilégier le prêt comme principal instrument de notre aide au détriment du don, comme le font le Royaume-Uni et l’Allemagne. L’objectif est de maximiser le volume déclaré de notre aide en minimisant le coût budgétaire ; mais le résultat est que les pays les plus pauvres, qui ne peuvent emprunter, sont les grands oubliés de notre aide.

Des allocations dérisoires


Alors que notre APD déclarée oscille selon les années entre 8 et 10 milliards d’euros et que le chiffre d’affaires de l’Agence française de développement [AFD, partenaire du Monde Afrique] est supérieur à 9 milliards, notre effort budgétaire effectif est de 2,37 milliards. Mais l’enveloppe de dons projets (200 millions environ) confiée à l’AFD est inchangée depuis dix ans. Compte tenu des seize pays dits « prioritaires » destinataires de cette enveloppe, ce montant conduit à des allocations de l’ordre de 12 millions par pays. Avec des sommes aussi dérisoires, on ne peut guère espérer avoir un impact ou exercer un effet de levier permettant de mobiliser les ressources des institutions multilatérales et européennes sur des projets concrets, où nous pourrions apporter notre expertise et faciliter un ciblage efficace.

L’aide projet bilatérale sous forme de subventions apportées par l’AFD aux cinq pays du G5 Sahel tourne autour de 80 millions par an. Ce montant pitoyable de dons est à mettre en regard avec les 2,37 milliards correspondant à notre effort budgétaire total et avec les 650 à 700 millions que coûte la force « Barkhane » chaque année. Les enjeux géopolitiques auxquels nous sommes désormais confrontés au Sahel et dans le bassin méditerranéen ne sont nulle part évoqués et ne font l’objet d’aucune mesure claire dans ce document. Les mots « Sahel » ou « Mali » n’y figurent même pas. N’avons-nous pas des soldats là-bas ?

Manque de crédibilité

L’une des rares priorités qui émergent de ce document est un accroissement significatif des ressources confiées aux institutions multilatérales (banques de développement et Nations unies) et européennes. De fait, nous sous-traitons à la Banque mondiale, à la Banque africaine de développement (BAD), aux Nations unies ou au Fonds européen de développement (FED) l’essentiel de nos responsabilités en matière d’aide au développement destinée à des projets et programmes concrets dans la partie la plus pauvre de l’Afrique.

Sans négliger l’importance des concours de ces institutions dans divers domaines (infrastructures, énergie, etc.), force est de constater qu’elles ne disposent guère de compétences dans des secteurs cruciaux pour les pays les plus pauvres, en particulier au Sahel : le développement rural, l’éducation de base, le renforcement institutionnel, la sécurité, la facilitation de la transition démographique, etc.

Or ce n’est que par le couplage de leurs ressources considérables avec l’expertise française – l’AFD, Expertise France, nos instituts de recherche, nos grandes ONG, les responsables de la coopération décentralisée, etc. – que nous pouvons espérer rendre l’aide à l’Afrique la plus pauvre, en particulier au Sahel, utile et efficace. Nous tentons tardivement de corriger cette situation grâce à l’Alliance pour le Sahel en cours de mise en route, mais notre absence de ressources mine notre crédibilité.

« Business as usual »

En conclusion, les grands choix stratégiques exprimés dans le document reflètent la poursuite du « business as usual » et constituent des erreurs graves. Ces choix sont en outre à contre-courant des réflexions actuelles sur les orientations de l’aide, qui devrait désormais concentrer ses efforts sur les pays les plus pauvres, les plus fragiles et les plus menacés.

Nous oublions ainsi les tragédies qui menacent à nos portes. Nous ne disposons pas, actuellement, du minimum de ressources pour mobiliser intelligemment les milliards de l’aide multilatérale et européenne, largement gaspillés dans ces pays difficiles. Il est temps que notre nouvelle équipe gouvernementale remette à plat notre politique d’aide. Un nouveau chantier, certes, un de plus. Mais un chantier qu’il ne faut ni négliger ni surtout reporter. Au Sahel où l’insécurité se généralise, le temps risque de bientôt nous manquer.
Sur la même thématique