ANALYSES

Comment l’Iran est en train de réussir sa patiente stratégie d’encerclement d’Israël et de l’Arabie saoudite

Presse
8 décembre 2017
Interview de Thierry Coville - Atlantico
Avec les victoires des armées gouvernementales syriennes et irakiennes et la rébellion des rebelles Houthis au Yemen, la position de l’Iran s’est indéniablement renforcée au Moyen-Orient.

Suite à la décision prise par Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, le président des Etats Unis a pu être accusé de renforcer la position de Téhéran dans la région. Selon un article publié le 21 novembre dernier par Foreign Policy « Téhéran est en train de gagner la guerre pour le contrôle du Moyen Orient ». Cette situation d’hégémonie régionale se traduit-elle dans les faits ? En quoi l’Iran afficherait aujourd’hui une position « d’encerclement » de la région ? Quelles sont ces positions ?

Je pense qu’il est faux de parler d’hégémonie régionale de l’Iran. Ce qui est une réalité est que la position régionale de l’Iran s’est renforcée ces dernières semaines avec les victoires des armées gouvernementales syriennes et irakiennes. L’Iran a été un acteur décisif dans ces deux conflits. En Irak, les Iraniens ont envoyé des groupes de Pasdaran qui ont encadré les milices chiites qui ont joué un rôle décisif dans la lutte contre Daech. En Syrie, les Pasdaran ont également encadré les milices chiites qui ont également, avec le Hezbollah, été un acteur déterminant (avec l’aviation russe) dans les victoires contre les groupes d’opposition, et notamment Al Nosra et Daesh. Cela signifie-t-il que l’Iran contrôle la région ? Il est vrai que les Iraniens tiennent à développer une influence en Irak parce qu’ils veulent absolument qu’un pouvoir chiite gouverne ce pays. Les Iraniens n’ont pas oublié les huit ans de guerre avec l’Irak de Saddam Hussein. Par ailleurs, les autorités irakiennes savent ce qu’elles doivent à l’Iran dont l’aide, on vient de le dire, a été décisive dans la lutte contre Daesh. Mais, d’un autre côté, il existe un nationalisme irakien. Les sunnites irakiens (près de 25 % de la population) vont rester opposés à la présence iranienne mais même chez les chiites Irakiens, on peut penser qu’il y a une réticence à une trop grande présence iranienne. Il faut noter également que le chef religieux des chiites irakiens, l’Ayatollah Sistani, s’est toujours ainsi opposé au principe de velayat-e faqih qui, en Iran, légitime la supériorité du religieux sur le politique. Les iraniens savent qu’également, à terme, l’Irak devra également développer des relations économiques et politiques avec l’Arabie Saoudite. On voit donc que même si les chiites représentent la majorité de la population irakienne (plus de 50 %), il est faux de dire que l’Iran contrôle l’Irak. L’Irak est donc important pour l’Iran car les Iraniens veulent qu’un gouvernement chiite contrôle l’Irak. L’Irak est également devenu le deuxième marché de l’Iran pour ses exportations non pétrolières, ce qui signifie que l’Iran, qui doit développer ses exportations non pétrolières, a besoin de stabilité dans la région. Donc, il y a une influence iranienne en Irak, qui a ses limites et se réduira à terme.


Très clairement, l’aide iranienne a été décisive dans la victoire des forces gouvernementales en Syrie. Que va faire l’Iran de cette victoire ? Il est trop tôt pour le dire. Les autorités iraniennes et notamment le ministre des affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, répètent que ce sera à la population syrienne de décider à terme qui seront ses dirigeants. Néanmoins, on sait également que les Iraniens  voient la Syrie comme un pays clé pour soutenir le Hezbollah. On sait également que les Pasdaran veulent établir des bases militaires en Syrie. Quelle va être l’influence iranienne en Syrie ? Elle sera sûrement importante mais tout dépendra du déroulement des négociations futures pour la mise en place d’un nouveau pouvoir en Syrie. Par ailleurs, il faudra voir quelles seront les relations à terme entre le « nouveau » pouvoir syrien et l’Iran.


Enfin, au Yémen, si l’Iran soutient officiellement les Houthis, cette aide reste a priori, très limitée. Le soutien aux Houthis est pour les Iraniens un moyen de faire pression sur l’Arabie Saoudite. Mais très clairement, il n’existe pas de plan iranien de contrôler à terme le Yémen.


Plutôt qu’une prise de contrôle du Moyen-Orient par l’Iran, il faut plutôt parler d’échec de la stratégie saoudienne dans leur affrontement géopolitique avec l’Iran. Plus particulièrement, le soutien saoudien aux groupes salafistes comme Al Nosra en Syrie a conduit à une impasse du fait de la résistance militaire sur le terrain mais aussi de la prise en compte du côté occidental (un peu tard il est vrai) des dangers induits à terme par la victoire en Syrie de groupes de ce type.

Comment cette position hégémonie a-t-elle été acquise par Téhéran ? S’agit-il plus du résultat d’une politique en ce sens, ou plutôt du résultat de circonstances particulières en place depuis la guerre d’Irak de 2003 ?

Effectivement, il n’y a jamais eu de plan iranien préparé à l’avance. En 2003, il faut rappeler que même si l’Iran était le pays dans la région qui avait le plus souffert du régime de Saddam Hussein, les autorités iraniennes étaient opposées à l’attaque américaine. Par contre, ils ont vu dans la chute de Saddam Hussein une occasion unique de développer leur influence dans ce pays. Plusieurs partis politiques chiites opposés à Saddam Hussein s’étaient réfugiés en Iran après la révolution iranienne. Ses dirigeants ont noué des relations de confiance avec les autorités iraniennes. L’un de ses dirigeants irakiens, l’Ayatollah Shahroudi, est même, devenu ministre de la justice en Iran et on parlait de lui récemment comme d’un possible successeur du Guide iranien, Ali Khameini. Il était évident que suite à la chute de Saddam Hussein, les autorités iraniennes allaient tout faire pour développer leur influence en Irak par l’intermédiaire de ces partis. Plus récemment, l’Iran a été obligé d’intervenir militairement en Irak pour éviter que ce pays ne tombe aux mains de l’Etat Islamique à partir de l’été 2014. L’Iran, compte tenu de l’importance stratégique de l’Irak, était alors obligé d’intervenir et ne pouvait pas laisser s’établir l’Etat Islamique dans un pays voisin.

En Syrie, le narratif iranien est qu’ils ont été obligés d’intervenir pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la Syrie était le seul allié arabe qu’ils avaient pendant la guerre avec l’Irak. Par ailleurs, la Syrie avec le Liban fait partie pour le régime iranien de l’axe de résistance contre Israël et la Syrie est un donc un pays clé pour acheminer de l’aide au Hezbollah. Enfin, les autorités iraniennes étaient obligées d’intervenir pour éviter que des groupes extrémistes comme l’Etat islamique ou Al Nosra prennent le pouvoir en Syrie.

Par contre, le discours est différent en Iran quant à la crise syrienne dans les camps modérés et radicaux. Les modérés vont insister sur le caractère dictatorial du régime de Bachar El Assad et sur son incapacité à répondre aux premières manifestations autrement que par la répression alors que les radicaux sont silencieux sur ces thèmes. L’ensemble des groupes politiques en Iran s’accordent toutefois sur le danger que représentent pour les chiites et la stabilité dans la région des groupes comme l’Etat Islamique et Al Nosra.

On voit donc que ces deux interventions iraniennes résultaient de la nécessité de défendre des objectifs stratégiques. Quand ces objectifs stratégiques ne sont pas présents et que les risques sont trop grands, les Iraniens vont plutôt éviter l’intervention militaire comme en 1998, où le choix a été fait de na pas intervenir militairement en Afghanistan alors que les Talibans venaient d’assassiner plusieurs diplomates iraniens à Mazar El Sharif.

Que peut-on anticiper pour l’avenir ? Doit-on s’attendre plus à une tentative de conciliation entre Etats Unis et Iran, notamment sur des bases économiques et pétrolières, ou faut-il s’attendre à une prolongation et une intensification d’un conflit larvé entre Téhéran et Riyad ?

On sait bien que si l’on raisonne en termes économiques, les autorités américaines auraient plutôt intérêt à commencer à négocier avec l’Iran pour que leurs entreprises soient présentes sur le marché iranien. Malheureusement; les signaux donnés par l’administration Trump vont plutôt dans le sens d’une diabolisation de l’Iran et d’un soutien aveugle à l’Arabie Saoudite. Par ailleurs, les dernières semaines et l’épisode Hariri ont plutôt conduit à une montée des tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Pourtant, il existe un camp modéré en Iran sous la direction du président Rohani qui, dans la continuité de la politique de rapprochement avec les monarchies arabes du Golfe Persique de l’ancien président iranien Rafsandjani, est prêt à négocier avec l’Arabie Saoudite. Le problème est que les dirigeants saoudiens semblent privilégier une politique de montée des tensions dans toute la région. Par ailleurs, la politique anti-iranienne de Trump et le caractère disruptif de sa politique moyen-orientale (comme la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël) ont plutôt tendance à renforcer le camp des radicaux en Iran. Et ces derniers sont plutôt partisans de répondre par la force à ce qu’ils estiment être une stratégie d’agression saoudienne. Dans un tel contexte, l’Union européenne et la France doivent absolument jouer un rôle visant à diminuer les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.
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