ANALYSES

« La Russie s’intéresse également à la nouvelle Afrique »

Presse
25 octobre 2017
Les visites d’un Premier ministre russe sont rares au Maroc et en Algérie. La dernière datait de 1971. Pourquoi alors une visite aujourd’hui ?

Les contacts entre la Russie et le Maroc et l’Algérie se sont réellement intensifiés ces dernières années, après une période un peu creuse, il est vrai. La Russie n’a cependant pas la même histoire avec les deux pays. L’Algérie était un allié traditionnel de l’URSS, puis de la Russie post- soviétique. Le vrai retour de la Russie en Algérie remonte à 2006 avec la visite du président Poutine. Moscou avait alors décidé l’effacement de la dette en contrepartie de signature de gros contrats d’armements. Depuis, la relation russo-algérienne s’est densifiée.

Le « petit nouveau », c’est le Maroc, qui n’est pas un ancien « pays frère » et qui est apparu récemment sur la carte des intérêts russes en Afrique. Des contacts se sont amorcés il y a trois ans, au moment même où des sanctions économiques occidentales frappaient la Russie.

Quels thèmes apparaissent comme primordiaux dans les entretiens respectifs avec les autorités des deux pays ?

En ce qui concerne le Maroc, de réels contacts politiques et sécuritaires se sont opérés entre les deux pays, en grande partie à la demande du Maroc, dès mars 2016 lors de la visite du roi Mohammed VI en Russie. Nous savons également que le chef des services secrets marocains est venu rencontrer son homologue à Moscou en décembre dernier. La lutte antiterroriste a été au cœur des discussions. Mais les partenariats Maroc-Russie sont aussi et surtout économiques. Le royaume chérifien exporte beaucoup de produits agricoles – en particulier des tomates – vers le pays de Poutine, remplaçant même certains pays européens. Ces exportations se sont intensifiées depuis la mise en vigueur des sanctions occidentales sur la Russie. Dans un tout autre domaine, nous constatons l’attirance de plus en plus forte pour le Maroc de la part des touristes russes. Des lignes directes ont d’ailleurs été ouvertes. Il y a donc une vraie montée en puissance, assez spectaculaire, de la relation russo-marocaine dans divers domaines. De son côté l’Algérie a fait de la vente d’armes le ciment de sa relation avec la Russie. Le pays est d’ailleurs son premier client africain dans ce domaine, talonné par l’Égypte. Le domaine de l’énergie est également dans l’agenda bilatéral, même si, de fait, Gazprom et Sonatrach sont concurrents dans le domaine gazier sur le marché européen.

Les relations entre l’Algérie et le Maroc ne sont pas faciles. Comment la Russie arrive-t-elle à conjuguer sa coopération avec deux pays si proches et en même temps si éloignés ?

C’est toute l’habileté de la diplomatie russe : concilier des choses en apparence peu conciliables. Au Moyen-Orient, la Russie est le seul pays capable de discuter à la fois avec le Hezbollah et le Likoud, le pouvoir de Bagdad et Erbil, ou le PKK et les dirigeants de l’AKP d’Erdogan. Dialoguer avec des entités en conflits, les Russes savent faire. Ils font de la diplomatie avec un grand D. Sinon, les partenariats mis en place ne relèvent pas du même domaine en Algérie et au Maroc. La vente d’armes est fructueuse en Algérie pour les Russes, alors que ce domaine n’est même pas évoqué avec le royaume chérifien. Les Marocains ne s’en offusquent pas particulièrement puisqu’eux-mêmes achètent des armes aux États-Unis et en France. Chacun y trouve son compte. Dans ce cadre-là, la Russie évolue de façon assez habile entre ses deux partenaires : le nouveau et l’historique, lequel est peut-être d’ailleurs celui qui prend le plus ombrage du rapprochement russe avec le Maroc que l’inverse.

Finalement, qu’est-il ressorti de cette visite ?

Ce sont des visites de confirmation. Des liens économiques ont été tissés avec le Maroc, car le terrain a été préparé par la visite du roi Mohammed VI en Russie en mars 2016. Concernant l’Algérie, les visites de dirigeants militaires sont extrêmement fréquentes, et Vladimir Poutine s’y était rendu auparavant en 2006. La visite de Dimitri Medvedev en Algérie et au Maroc signale aux autres pays de la zone et d’ailleurs que la Russie tisse sa toile dans la région. Ces quelques jours ont consolidé des partenariats économiques surtout, puisque c’est le Premier ministre qui se déplace et non le président.

Comment la Russie gère-t-elle la question du Sahara ?

Je doute que la Russie ne s’éloigne d’un iota de la position de l’ONU.

La Russie est-elle présente dans les autres pays d’Afrique du Nord ?

C’est en Égypte que le retour russe est assez spectaculaire. En 1955, elle était la porte d’entrée de l’URSS au Moyen-Orient sous Nasser. Le lien russo-égyptien s’est bâti sur des partenariats dans les domaines de l’armement et de l’énergie – des constructions de centrales nucléaires sont prévues – ce qui n’était pas arrivé depuis la rupture entre l’URSS et l’Égypte d’Anouar El-Sadate. Moscou exporte également beaucoup de blé vers l’Égypte, laquelle attend avec impatience le retour des touristes russes (les vols directs sont suspendus en novembre 2015 depuis l’attentat contre l’Airbus de Kogalymavia au-dessus du Sinaï). Le pays redevient un pilier extrêmement important, y compris sur le plan économique. En Libye, la Russie est très active et joue un rôle diplomatique important. Elle discute avec tout le monde, des représentants de Misrata au général Haftar. Cette zone d’intérêt et d’influence nord-africaine se prolonge aujourd’hui jusqu’au Moyen-Orient, ce qui paraissait très improbable il y a quelques années.

Au-delà de cette région, quelle est la stratégie de coopération de la Russie avec les pays africains ?

La Russie compte avant tout sur ses bastions, anciens ou nouveaux. Mais dans sa stratégie de retour, elle fait clairement la différence entre l’Afrique du Nord arabe et le reste du continent. Au sud du Sahara, elle peut compter sur l’Afrique du Sud, membre des Brics, où les intérêts économiques russes sont importants. La Russie aimerait par exemple développer des programmes dans le nucléaire civil avec Prétoria. En Angola, en Tanzanie et au Zimbabwe, elle mise sur des investissements miniers, avec en tête les diamants, l’uranium et le platine. Et au Nigeria, qui n’est pas un pays traditionnellement tourné vers la Russie, la Russie développe une coopération sécuritaire et antiterroriste. Elle tend à développer la vente d’hélicoptères et peut-être la vente d’armes. Donc, la Russie opère un retour en Afrique, certes. Mais il est limité, au contraire de la Chine ou du Japon, gros partenaires commerciaux du continent.

Des volets militaires, économiques, politiques, lequel a la préférence de la Russie ? Et comment le gère-t-elle ?

La Russie promeut en Afrique la plupart de ses atouts qui couvrent divers domaines : le secteur énergétique, le secteur minier, la coopération sécuritaire, aéronautique et spatiale. Ce que fournit aussi beaucoup la Russie, très discrètement, à certains pays comme l’Algérie et l’Afrique du Sud, c’est de l’imagerie satellitaire militaire. Elle leur fait parvenir des images à très haute résolution de ce qui se passe à la frontière malienne et à la frontière libyenne. Dans ce domaine, il y a des choses assez pointues qui se mettent en place.

Y a-t-il des organismes économiques dédiés à l’Afrique en Russie ?

Il y a un représentant spécial du président russe pour l’Afrique, Mikhaïl Bogdanov. Mais, arabisant, le diplomate est bien plus concentré sur les dossiers proches-orientaux, ce qui n’était pas le cas de son prédécesseur, Mikhaïl Marguelov. Il n’existe pas par exemple de fédérations d’entreprises liées à l’Afrique. C’est un peu chacun pour soi. De grands groupes russes, publics et privés, investissent dans des secteurs en apparence modestes, mais ils agissent dans des domaines très sensibles, comme ceux de l’énergie et de la vente d’armes. Les Russes sont moins gourmands que les Chinois, mais ils interviennent dans des domaines qui leur permettent d’asseoir leur influence auprès d’autres puissances, comme la France.

De même que la Chine et d’autres pays, la Russie a besoin de matières premières, comment procède-t-elle pour accéder à celles qui se trouvent en Afrique ?

La Russie investit dans les mines en Afrique du Sud (Renova), en Angola (Alrosa), en Guinée (Rusal). La société Gazprom a, quant à elle, cherché à participer à des projets de gazoduc au Nigeria. C’est au coup par coup. En Égypte, la Russie a investi dans des livraisons de gaz naturel liquéfié. Il n’y a pas de schéma unique dans sa démarche d’accès aux matières premières. Les groupes russes essaient de faire ce que font les concurrents. Leur accès est parfois facilité par des connexions politiques.

La formation et les échanges universitaires sont à la fois un enjeu de coopération et de développement. Où en est la Russie sur cette question par rapport à l’Afrique ?

Il y a plusieurs milliers d’étudiants africains en Russie, même si leur nombre est moins important qu’à l’époque soviétique. Leur présence est significative dans les domaines de la médecine et de l’ingénierie. La Russie a par ailleurs relancé une politique de bourse visant à attirer les étudiants africains. Évidemment, la concurrence est rude face aux universités occidentales, et bientôt chinoises. Mais les Russes ont une niche qu’ils cherchent à réactiver, et ils sont conscients de cet atout, même si du travail reste à faire concernant l’intégration des étudiants africains, parfois victimes du rejet d’une partie de la population.

Le terrorisme islamiste affecte beaucoup de pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Comment la Russie appréhende-t-elle la question de la lutte anti-djihadiste en Afrique ?

C’est un théâtre qui peut paraître lointain voir périphérique pour les Russes, mais ils surveillent de très près ce qu’il se passe dans la bande sahélienne. Ils ont une coopération sécuritaire avec les Maliens à qui ils fournissent des armes et ils vont continuer à le faire. Évidemment, tout ça se fait en intelligence avec des puissances présentes localement comme la France. Mais la Russie est présente. Elle surveille ce qu’il se passe en Libye et en Algérie et, plus loin, au Sinaï, grâce aux renseignements satellitaires. Elle a également proposé son aide au Nigeria. Par ailleurs, elle s’inquiète des vases communicants entre le Maghreb et la zone irako-syrienne et le retour des djihadistes dans leur pays d’origine. La menace est certes moins directe que celles provenant du Caucase ou de l’Asie centrale, mais la Russie sait qu’il existe des passerelles. Les discussions avec les sections antiterrorisme des services secrets de la région sont très actives.

Quel regard pose la Russie sur les expériences démocratiques africaines ?

Ça n’est pas un sujet qui préoccupe les Russes. La Russie, comme la Chine, ne considère pas les évolutions démocratiques africaines, même si elle ne les nie pas. Ce que veut montrer la Russie, c’est qu’à la différence de certains pays occidentaux, elle ne se mêlera pas de politique africaine. Elle considère que ça n’est pas son rôle.

Au-delà des gouvernements, y a-t-il un lien particulier entre la société civile russe et la société civile africaine ?

Pas vraiment, et c’est la grande faiblesse de la relation russo-africaine. Pour la société civile russe, l’Afrique paraît très loin, bien que certains responsables russes perçoivent le potentiel d’une relation avec le continent. Mais le dialogue entre les deux souffre du morcellement et du manque de vision globale. C’est la devise du chacun pour soi et les quelques initiatives existantes sont dispersées, par pays et par sous-région. Il n’existe pas de lobby africain à Moscou. Une strate très fine de Russes impliqués dans la coopération sur l’Afrique se détache tout de même depuis quelques années. Ils sont diplomates, militaires ou dirigeants de grands groupes.

Au fond, que vise la Russie avec l’Afrique ?

La Russie cherche à exploiter au maximum les potentialités qui existent. À l’époque, l’URSS a beaucoup travaillé sur le continent africain. C’était un autre contexte. Il s’agissait de lutte idéologique, il fallait aider les pays frères ou potentiellement frères. Aujourd’hui, la Russie cherche à convertir ses vieilles amitiés idéologiques là où elles existent encore en influence géoéconomique. Elle s’ouvre aussi à d’autres pays par le biais de grands groupes comme l’Afrique du Sud qu’elle considère comme la principale économie du continent, le Nigeria aussi ou encore l’Égypte. Ces pays sont ceux avec lesquels elle effectue l’essentiel de son commerce sur le continent. Elle cherche à optimiser ce qui a été créé il y a très longtemps. Mais la Russie s’intéresse également à la nouvelle Afrique, à l’Afrique émergente, qui n’était pas sur la carte des dirigeants soviétiques. Le continent ne sera jamais prioritaire pour la Russie, mais celle-ci a conscience des opportunités commerciales qu’elle peut y trouver. L’exportation de centrales nucléaires, par exemple, est en projet.

Propos recueillis par Marlène Panara pour Le Point Afrique
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