ANALYSES

Yémen : la crise politique va-t-elle déraper en conflit confessionnel ? Il y a un risque

Tribune
17 février 2015

Après avoir forcé la démission du président Abd Rabbo Mansour Hadi, fin janvier 2015, les rebelles chiites houthistes du Yemen ont véritablement pris le contrôle du pays. D’autre part, depuis quelques mois, ils affrontent les soldats d’Al-Qaida au Yémen, dans le sud du pays. Le conflit est-il en passe de devenir profondément confessionnel ? Décryptage de Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris.


Il y a un peu plus de trois ans, la transition politique au Yémen avait pris la forme d’un compromis et abouti à la démission du président Ali Abdallah Saleh, en novembre 2011, après plusieurs mois de contestations qui s’inscrivaient dans l’onde de choc politique qui traversait le monde arabe.


Ce compromis politique avait été négocié sous fortes pressions de l’Arabie saoudite et des États-Unis. La première redoutant plus que tout qu’un foyer de contestation révolutionnaire ne commence à s’étendre à travers la péninsule arabique et menace la monarchie ; les seconds nourrissant une véritable inquiétude quant à la déstabilisation de ce pays hautement stratégique.


Gouverner le Yemen, « danser au-dessus d’un nœud de serpents »


Il est situé en face de la Corne de l’Afrique, c’est surtout la porte d’entrée de la mer Rouge et donc, plus au Nord, du canal de Suez, dont on sait l’importance pour l’acheminement des hydrocarbures vers les pays européens.


Si, dans un premier temps, le compromis avait semblé fonctionner, il a rapidement montré ses limites, et le nouveau président, Abd Rabbo Mansour Hadi, élu en février 2012, s’avéra incapable de mettre en œuvre un nouvel ordre politique et institutionnel, le Yémen étant un pays fondamentalement structuré par le jeu des tribus et au sein duquel l’État central a toujours été extrêmement faible.


Ali Abdallah Saleh, resté au pouvoir durant 33 ans et passé maître dans la capacité à jouer sur les multiples composantes tribales de la société, expliquait souvent que gouverner le Yémen c’était comme « danser au-dessus d’un nœud de serpents », indiquant par cette métaphore la complexité et la dangerosité de la tâche.


Au traditionnel jeu de rivalités entre les tribus, deux défis supplémentaires s’imposent désormais : l’affirmation politique des houthistes, d’une part, et celle d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), d’autre part.


Les rebelles houthistes au pouvoir


Les houthistes, du nom d’un de leurs fondateurs, Hussein Badredin Al-Houthi, ont déjà une longue histoire puisqu’ils ont notamment mené une guerre contre le pouvoir central entre 2004 et 2010. Ayant subi d’importants revers militaires, ils furent à l’époque contraints de cesser les combats pour une courte durée.


Ils profitèrent, en effet, du mouvement de contestation de 2011 pour reprendre leur lutte et, partant de leurs traditionnelles bases situées dans le Nord-Ouest du pays, dans la province de Saada, ils poursuivirent leur conquête territoriale graduelle pour finalement s’emparer de la capitale, Sanaa, le 21 septembre 2014.


Puissamment organisés au sein de la milice Ansar Allah, leur affirmation sur la scène politique semble désormais solide puisqu’ils ont contraint le président et le parlement à démissionner le 22 janvier dernier et instauré un Comité révolutionnaire.


Depuis le 6 février, Mohammad Ali Al-Houthi, chef du Comité révolutionnaire, cousin du chef des miliciens d’Ansar Allah, exerce de facto les pouvoirs de chef d’État et a mis en place un Comité suprême de sécurité pour superviser les politiques de sécurité nationale.


Vers un retour de Saleh ?


En réalisant un coup d’État – terme que, pour leur part, ils récusent – les houthistes signent probablement la fin de la transition politique initiée en 2011-2012 et menacent l’unité très fragile du pays.


Les houthistes – chiites yéménites, de tendance zaïdite, représentant environ un tiers de la population – considèrent qu’ils n’ont jamais été représentés à la hauteur de leur poids démographique au sein du pouvoir et qu’ils sont les grands perdants de l’unification des deux Yémen en 1990.


Une des questions qui se posent est de savoir si cette accession au pouvoir des houthistes va permettre à l’ex-président Ali Abdallah Saleh de revenir sur le devant de la scène politique, comme il semble l’escompter. Depuis plusieurs mois, on voit en effet se dessiner une sorte de complicité politique objective entre ce dernier et les miliciens d’Ansar Allah.


Néanmoins, alors qu’ils détiennent désormais le pouvoir dans la capitale, les houthistes ne semblent pas aujourd’hui enclins à un compromis politique avec l’ancien chef d’État.


La menace AQPA


Le principal défi va se concentrer sur la façon dont AQPA va profiter de la situation. Branche locale de Al-Qaïda, considérée comme une des plus dangereuses organisations djihadistes mondiales par les États-Unis, AQPA contrôle une partie du Sud du Yémen.


Formellement proclamée en janvier 2009, cette organisation a depuis commis de nombreuses actions terroristes. C’est, par ailleurs, elle qui a revendiqué les assassinats commis à Paris au mois de janvier par les frères Kouachi contre « Charlie Hebdo ». Sur le terrain yéménite, Washington utilise massivement, depuis des années, des drones armés pour combattre les djihadistes sans que cela ne semble enrayer leur progression, même si l’un des principaux chefs a été éliminé, le 31 janvier 2015.


AQPA considère les chiites zaïdites comme des hérétiques qu’il faut éliminer, ce qui signifie en d’autres termes que la situation yéménite, déjà taraudée par ses divisions tribales, se complexifie encore un peu plus désormais en raison du facteur confessionnel, qui constitue un paramètre politique nouveau dans ce pays.


Une situation très volatile


Nous savons, en effet, que les organisations djihadistes tentent toujours d’exacerber les rivalités confessionnelles pour recruter de nouveaux partisans et élargir leur base combattante. La question est alors de savoir si la situation politique au Yémen va déraper en conflit confessionnel.


On peut craindre que les États-Unis instrumentalisent la situation et aient trouvé un allié improbable avec les miliciens d’Ansar Allah. Les houthistes, bien que nationalistes et anti-américains, ont ainsi fait de la lutte contre le terrorisme djihadiste une de leurs priorités. De violents combats les opposent, par exemple, depuis octobre dernier dans la province d’Al-Baïda.


L’Iran, pour sa part, pourrait être tenté de renforcer ses liens avec les houthistes pour acquérir une véritable influence au Sud de la péninsule arabique, point d’appui non négligeable dans le bras de fer qui l’oppose à l’Arabie saoudite.


La situation au Yémen est donc hautement volatile et de multiples paramètres s’entremêlent, rendant difficile l’interprétation des dynamiques politiques en cours. Opposition entre les tribus, luttes de pouvoir internes, rivalités confessionnelles, rapports de force internationaux, etc. Ces éléments se conjuguent et le Yémen reste un enjeu politique et stratégique de première importance qu’il convient de suivre avec attention.


Publié en partenariat avec le Plus du Nouvel Obs
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