ANALYSES

Yémen : à qui profitent les troubles ?

Interview
25 mars 2015
Le point de vue de Didier Billion
Lundi 23 mars, le ministre yéménite des Affaires étrangères, Ryad Yassin, a lancé un appel à l’aide aux pays du Golfe pour contrer l’avancée des miliciens houtistes vers le sud du pays. L’intervention du Conseil de coopération des États arabes du Golfe vous semble-t-elle envisageable ?
Cela me parait peu probable pour plusieurs raisons. La première, purement juridique, est que le Conseil de coopération des États arabes du Golfe doit obtenir l’unanimité de ses six membres pour la mise en œuvre de ce type d’opération militaire. Or, cette unanimité semble difficile à atteindre.
La deuxième raison touche à l’aspect strictement politico-militaire. Il est vrai qu’au printemps 2011, le Conseil de coopération des États arables du Golfe avait donné relativement facilement son aval pour une intervention au Bahreïn puisqu’à l’époque, tous les États monarchiques du Golfe étaient très inquiets de voir une vague révolutionnaire se développer dans le pays, et par extension dans la région. Cette opération militaire avait par ailleurs été assez simple à organiser et à mener militairement, bien qu’elle ait entrainé un véritable carnage contre des manifestants désarmés qui en ont payé le prix fort.
La configuration yéménite est radicalement différente : le pays est beaucoup plus grand et en partie montagneux. D’un point de vue logistique, une opération militaire terrestre s’avérerait plus compliquée, sans oublier la présence de milices yéménites armées et entrainées ayant fait leurs preuves opérationnelles ces derniers mois, notamment les milices houtistes, et qui évidemment ne resteraient pas sans réaction face à une intervention extérieure du Bouclier de la Péninsule. Par conséquent, je ne pense pas que les monarchies du Golfe, et en premier lieu les Saoudiens, aient la mauvaise idée de se lancer dans une aventure militaire dont personne ne pourrait prédire le dénouement et qui risquerait fort d’aboutir à un bourbier pour les États qui décideraient d’y intervenir. L’option qui paraît la plus probable est qu’une réunion de bons offices soit organisée, comme le souhaite le Roi d’Arabie saoudite, Salman ben Abdelaziz al-Saoud. Même si cela doit prendre du temps, il me semble que la préférence sera donnée à une solution politique.

Le ministre yéménite des Affaires étrangères Ryad Yassin accuse l’Iran de soutenir les Houthistes dans leur avancée et dans la déstabilisation du régime yéménite. Quel intérêt aurait l’Iran de vouloir affaiblir le Yémen ? Assiste-on à l’apparition d’un nouveau terrain d’affrontement confessionnel entre chiites et sunnites ?
C’est aujourd’hui un réflexe pavlovien d’accuser l’Iran de soutenir toutes les insurrections ou tous les mouvements de contestation à connotation chiite. Je crois qu’en réalité, les choses sont beaucoup plus complexes. Les Iraniens ont suffisamment de difficultés sur un certain nombre de dossiers pour ne pas se lancer, eux non plus, dans des aventures militaires. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’ils ont un intérêt à voir l’affaiblissement de certains États arabes de la région, et principalement celui de l’Arabie saoudite. Ryad est le grand concurrent sous-régional de Téhéran et essaie aujourd’hui de tout faire pour bloquer un accord sur le nucléaire iranien. Les Saoudiens perçoivent la situation yéménite comme un grand danger pour leur propre stabilité intérieure et, de ce point de vue, les Iraniens ont effectivement intérêt à affaiblir l’Arabie saoudite et ne voient donc pas forcément d’un mauvais œil ce qui se déroule au Yémen. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’on puisse les rendre responsables de l’armement et de l’encadrement des Houtistes qui n’ont pas directement besoin de l’aide des Iraniens pour s’équiper. Cette situation présente donc un intérêt politique pour l’Iran mais pas en tant que tel un intérêt militaire.
Par ailleurs, cette fameuse grille d’analyse confessionnelle des affrontements régionaux qui se développe depuis maintenant plusieurs années, me laisse pour le moins sceptique. Il est parfois assez systématique de considérer que les chiites ont par essence toujours les mêmes intérêts. Or, les chiites yéménites, issus de la branche zaydite, n’ont jamais eu historiquement un rapport d’allégeance à Téhéran. Ensuite, ces chiites yéménites ont un agenda national ou local qui ne répond pas forcément mécaniquement aux mêmes intérêts politiques et géopolitiques que ceux des Iraniens. Par conséquent, il me semble que la grille d’analyse sunnites/chiites n’est pas satisfaisante de ce point de vue. Toutefois – et c’est bien là que la dynamique des évènements au Yémen est inquiétante -, on observe que jamais les rivalités et les guerres tribales récurrentes qui existent depuis des lustres au Yémen n’avaient eu cette connotation confessionnelle. Elles l’acquièrent désormais, non pas tant à cause des Zaydites qui sont enracinés depuis des siècles dans le pays, mais à cause d’autres parties en présence, qui sont les groupes djihadistes. Il y a indéniablement une volonté de la part des groupes djihadistes sunnites de confessionnaliser le conflit. Il est encore trop tôt pour savoir quel peut être le dénouement mais il est clair que certaines forces ont intérêt à confessionnaliser les enjeux de ce conflit, ce qui n’est pas, à contrario, du premier intérêt des Houtistes. Il ne faut donc pas renverser la charge de l’accusation.

Les attaques-suicides commis à Sanaa le vendredi 20 mars contre des mosquées ont été revendiquées par l’organisation de l’État islamique (Daech). Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) n’a, quant à elle, que très rarement commis d’attentats contre des civils. Y a-t-il un risque d’apparition de jeu concurrentiel entre ces deux organisations terroristes ?
C’est un autre paramètre de complexité de la situation au Yémen. Al-Qaïda n’a commis des attentats contre des civils que de manière extrêmement rare. Les cibles privilégiées par AQPA ont toujours été des cibles militaires ou encore des milices ayant fait allégeance au régime. Cela renvoie au débat qui existe depuis maintenant plusieurs années au sein des différents courants djihadistes. Al-Qaïda, canal historique, idéologiquement inspiré par Ayman al-Zawahiri qui fut numéro deux d’Al-Qaïda derrière Oussama ben Laden et désormais numéro un, a souvent considéré que les méthodes utilisées depuis 2003-2004 par les djihadistes en Irak – qui constituent aujourd’hui Daech – étaient contre-productives dans la mesure où elles risquaient d’instaurer la fitna, c’est-à-dire la discorde au sein des musulmans. On se souvient ainsi qu’al-Zawahiri avait critiqué à l’époque le fanatisme anti-chiite promu par
Abou Moussab al-Zarkaoui. Al-Qaïda, canal historique, considérait en effet que l’anti-chiisme forcené et développé par ces groupes en Irak était préjudiciable aux intérêts communs des musulmans. C’est pour cette raison qu’AQPA a pris soin de ne jamais attaquer de mosquées et de ne quasiment jamais s’en prendre aux civils ou, en tout cas, pas intentionnellement. Pour sa part, Daech, en ciblant précisément deux mosquées chiites la semaine dernière et en faisant cent quarante-deux morts, a décidé d’initier un jeu concurrentiel pour s’affirmer de la façon la plus terrible possible face à AQPA et exacerber les tensions. Un groupe comme Daech tente de tirer profit de la situation pour renforcer sa base. De mon point de vue, outre les combats avec les milices houtistes, un des plus grands dangers de la situation au Yémen est cette forme de jeu concurrentiel qui se traduit par une montée de la violence revendiquée tantôt par AQPA, tantôt par Daech, de façon à ce que chacun puisse solidifier ses bases tribales et/ou militantes. C’est également ce qu’on observe en Syrie où s’est développée une lutte à mort entre al-Nosra et Daech, al-Nosra ayant perdu la bataille à ce stade. Au Yémen, personne ne sait qui d’AQPA, qui bénéficie d’une réelle implantation au Yémen, ou de Daech, d’implantation beaucoup plus récente et restreinte, va s’imposer, d’où le pari de la radicalisation à outrance.
Enfin, Daech est une organisation en pleine ascension, ayant de nombreuses victoires à son actif depuis presque un an, même s’il est aujourd’hui visible que leurs offensives sont tendanciellement stoppées. Elle est donc l’organisation la plus apte à capter des soutiens et à recruter de nouveaux combattants, soit dans le monde arabe soit dans les pays occidentaux. C’est aujourd’hui elle qui est capable de marquer des points en termes de renforcement de ses structures. Daech n’hésitera pas, pour marquer sa plus grande radicalité, à procéder à d’autres attentats du type de ceux de la semaine dernière, d’autant que ce sont des attentats ciblés contre les chiites, ce qui évidemment conforte les apprentis djihadistes de toute obédience.
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