ANALYSES

Lutte contre la fraude et les paradis fiscaux : un combat perdu d’avance ?

Interview
30 octobre 2014
Le point de vue de Éric Vernier

Alors que la lutte contre les déficits publics semble devenir une priorité pour les gouvernements, il leur apparaît de plus en plus clairement que s’attaquer à la fraude fiscale leur permettrait de dégager des subsides non négligeables. Il convient alors de se demander comment cette dernière se met en place, à travers quels circuits et quels sont les pays peu regardant sur l’origine (légale ou non) des capitaux qu’ils hébergent (les fameux paradis fiscaux). Éric Vernier est directeur de l’IRSI à Sup de Co La Rochelle et chercheur à l’IRIS, spécialiste du blanchiment de capitaux. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Fraude fiscale et Paradis fiscaux (éd. Dunod).


Pourquoi la fraude fiscale est-elle si généralisée et comment expliquer l’extrême difficulté de la combattre ?


Comme je l’indique dans mon ouvrage, plusieurs raisons expliquent l’intensité de la fraude fiscale, qui représente des centaines de milliards d’euros de pertes sèches pour les États (100 milliards rien que pour la France chaque année) dans le monde. La première, et la plus importante, provient de la recherche maximale de rentabilité des entreprises, essentiellement des multinationales, qui par l’euphémisme de l’ « optimisation fiscale » détournent les lois ou les utilisent abusivement. L’autre problème récurrent se pose plus en termes sociaux que fiscaux, c’est le travail au noir, qui permet de faire baisser drastiquement le coût du travail et offre en outre une forme originale de flexibilité de l’emploi. Le travailleur clandestin est corvéable à merci, sans horaires fixes, ni limite de temps de travail, ni indemnités de licenciement. Enfin, la dernière explication principale émane de la crise économique qui pousse les États en recherche de rentrées d’argent à augmenter les impôts et, par conséquent, à développer involontairement l’incivisme de ceux qui estiment en payer trop.
Combattre cette fraude s’avère effectivement complexe et ardu. D’abord, parce que les montages sont parfois ingénieux et difficilement détectables. Ensuite, parce que la fraude fiscale est essentiellement internationale, les sommes éludées sont rapidement expatriées à l’étranger via des sociétés-écrans et des comptes localisés dans des paradis bancaires. Enfin, parce que les moyens mis en œuvre pour la combattre sont insuffisants ou plutôt mal exploités. Les efforts sont en effet concentrés sur la chasse aux petites fraudes de salariés plutôt que sur les fraudes substantielles des multinationales. De telles fraudes sont en effet plus simples à identifier et est statistiquement plus intéressante pour les contrôleurs fiscaux, car le nombre de redressements effectués sera beaucoup plus conséquent. Il faudrait donc repenser l’allocation des moyens humains.


Pourquoi est-il si difficile de définir ce qu’est un paradis fiscal ? Quels sont les principaux états bénéficiaires de la fraude fiscale ?


Ce n’est pas si difficile de définir ce qu’est un paradis fiscal. C’est plus une question de volonté et de finalité. Les États, pour des raisons notamment diplomatiques mais aussi à cause des pressions du lobby financier, ont tendance à utiliser des définitions strictes qui aboutissent à une liste très restrictive de territoires non coopératifs. Les ONG, qui observent de plus près les pratiques locales, s’affranchissent des approches normatives pour proposer une liste d’environ 60 paradis fiscaux dans le monde dont une douzaine se trouve en Europe.
Parmi cette liste, on peut retenir le Delaware, l’un des 50 États des États-Unis, dont Joe Biden l’actuel vice-président du pays, fut le sénateur pendant 30 ans. Je citerais pêle-mêle les Iles Vierges britanniques, les Iles Caïman, les Iles Cook, Singapour, l’Ile de Man, Jersey, le Liechtenstein, la Suisse et le Luxembourg, même si ces pays promettent régulièrement de rentrer dans le rang et d’aider les pays étrangers à traquer les fraudeurs. Nous sommes encore au stade de la déclaration, voire de l’intention et nous devons attendre que les faits confirment les promesses.


En quoi la France constitue-t-elle un paradis fiscal ?


La France est un paradis patrimonial. On y pense peu, on n’en parle pas, mais c’est une réalité. Pour de nombreux étrangers, les placements immobiliers en France constituent une véritable bénédiction. Pour les pays du Golfe, tels que le Qatar et l’Arabie Saoudite en tête, l’achat d’immeubles à Paris permet des plus-values conséquentes, renforcées par des exonérations fiscales totales sur le foncier. De nombreux dirigeants africains en savent quelque chose, avec les fameux BMA ou « biens mal acquis », détenus au cœur de Paris. La mise au jour du patrimoine des dictateurs arabes a, si cela était encore nécessaire, démontré l’attrait de notre pays. Par ailleurs, la politique incitative vis-à-vis de l’art ou des vignobles complète l’arsenal français.


Quelle réglementation doit-on mettre en place pour lutter contre la fraude fiscale ?


La première mesure, et la plus urgente à mettre en place, consiste à redéfinir la règlementation sur les prix de transfert au sein des multinationales. Ces derniers peuvent se définir comme les prix des transactions entre sociétés d’un même groupe et résidentes d’États différents En effet, des groupes comme Google, Amazon, Starbucks, Microsoft, Apple et bien d’autres, s’arrangent pour dégager des bénéfices dans les paradis fiscaux et des pertes (par surfacturation) dans les autres pays.
L’échange automatique d’informations à des fins fiscales entre les pays constitue la deuxième mesure phare. Elle est en train de se mettre en place, mais elle ne sera efficace que si l’ensemble des administrations nationales jouent le jeu, avec une réciprocité totale. Ce qui pour le moment, et notamment en ce qui concerne les États-Unis, n’est pas le cas. Il faudra par ailleurs prévoir des sanctions contre les pays qui refusent de coopérer.
Sur le plan local, la retenue à la source peut réduire la fraude, de même qu’une modernisation du système de suivi et de contrôle des flux (achats-ventes, salaires, etc.). L’harmonisation fiscale en Europe pourrait permettre d’accélérer ce processus. La fraude par « ronde de TVA » – qui consiste à se faire rembourser indûment de la TVA dans des transactions intercommunautaires virtuelles -, considérée comme la fraude la plus importante en Europe, pourrait être éradiquée rapidement en changeant les règles relatives à la TVA intra-communautaire. Or, les avancées restent timides.


A la suite de la crise de 2008, assiste-t-on aujourd’hui à une prise de conscience par les élites politiques des dangers posés par la fraude fiscale ?


C’est effectivement le résultat observé suite à la crise. Face aux déficits abyssaux des États, les élites politiques ont « découvert » les vertus de la lutte contre la fraude fiscale et donc de la lutte contre le blanchiment de fraude fiscale. La France, par exemple, perd chaque année 100 milliards d’euros à cause de la fraude fiscale et sociale (cotisations sociales non déclarées). Cette somme, si elle était récupérée, permettrait de régler une bonne part des défis économiques qui se posent aujourd’hui à la France.
L’objet n’est pas ici de défendre la coercition à tout prix, mais seulement de lutter contre les pires excès et les comportements les plus détestables. Il ne s’agit pas de traquer le petit artisan ou le salarié lambda, mais les multinationales sans scrupules, les organisations criminelles et les dirigeants politiques dévoyés et corrompus.



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