ANALYSES

Dérive identitaire de gauche au nom de la laïcité

Presse
18 mai 2015
Interview de Béligh Nabli - Le Monde.fr

Dans une récente tribune publiée dans Le Monde, Michael Walzer fustige « cette gauche qui n’ose pas critiquer l’islam ». Le texte est stimulant et mérite réflexion. Pour autant, on reste dubitatif devant le postulat de son analyse : qui s’interdit de critiquer l’islam aujourd’hui, y compris à gauche ? N’est-ce pas plutôt le contraire auquel nous assistons depuis la fin de la Guerre froide, et plus encore depuis les attentats qui ont frappé New York le 11 septembre 2001 et Paris au début de cette année ?
L’obsession de l’islam et des musulmans n’est pas le fait de la seule extrême droite et autres « Républicains »… bleus Marine. Depuis les années 1990, une partie de la gauche s’applique dûment à cet exercice imposé de la vie politico- médiatique, émaillée par diverses polémiques politico-médiatiques. En soutenant une proposition de loi « visant à étendre l’obligation de neutralité à certaines personnes ou structures privées accueillant des mineurs et à assurer le respect du principe de laïcité », les parlementaires radicaux de gauche s’inscrivent dans une tradition historique et entendent s’afficher à l’avant-garde de la défense d’un principe inhérent à leur ADN politique.


« Islamofascisme »


Plus suspecte est cette gauche qui promeut le terme d’« islamofascisme » pour mieux contester celui d’islamophobie. Cette gauche (Julien Dray en l’occurrence) dit « comprendre » l’indignation de Nadine Morano (exprimée l’été dernier) devant la présence de femmes voilées sur les plages françaises. Cette tendance n’est pas sans rappeler la genèse du mouvement néoconservateur aux Etats-Unis, qui – faut-il le mentionner – a été essentiellement porté par d’anciens trotskistes (tels Irving Kristol et Norman Podhoretz.


Parmi les personnalités médiatiques de cet « islam obsessionnel », Alain Finkelkraut et Caroline Fourest symbolisent – chacun à leur manière – le spectre d’une dérive identitaire qui plane sur la gauche. Le premier, ancien maoïste, s’est progressivement enfermé dans une « identité malheureuse » qui l’amène aujourd’hui à se présenter comme un admirateur de l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, théoricien du « Grand Remplacement » du peuple français « de souche » – et de sa « civilisation » – par des populations musulmanes, même trois à quatre générations après leur arrivée, principalement venues du Maghreb et d’Afrique subsaharienne.


La seconde a été condamnée par la justice pour diffamation, sermonnée par le CSA, critiquée par des figures du monde universitaire, de l’antiracisme et de la cause gay, avant d’être prise en flagrant délit « d’éloge du mensonge » par la « télé spectacle », celle-là même qui – ironie du sort – l’avait consacrée. Cette icône de l’oligarchie audiovisuelle a incontestablement joué un rôle décisif dans la diffusion de cette atmosphère malsaine autour d’un islam fantasmé, perçu comme une menace ontologique pour la République laïque. Par leur discours performatif, ces intellectuels participent à leur façon à la transformation du principe de laïcité en un totem identitaire.


Quelque part, pour paraphraser Olivier Roy, ces néo- conservateurs « nouvelle manière » sacrifient une culture de la laïcité à une supposée identité française. Cette « maladie obsessionnelle » amène certains aujourd’hui à s’interroger sérieusement sur l’interdiction du port des jupes trop longues à l’école. Une conception agressive de la laïcité s’est propagée dans les consciences individuelles comme dans la conscience collective pour aboutir à cette histoire aux ressorts kafkaïens. Pour le New York Times daté du 1er mai, le masque est définitivement tombé : « il ne s’agit plus de protéger les croyances de chacun, mais d’imposer un style de vie défini comme laïc – et le plus souvent ce sont les nombreux musulmans du pays qui sont visés » ; « aucune religion ne menace sérieusement la laïcité en France aujourd’hui, et invoquer un principe aussi noble contre une jeune fille portant simplement une jupe ne fait que le dévoyer ».


Entendu de France, cet appel à la raison interpelle à peine. Après les attentats contre « Charlie Hebdo » et l’« Hyper cacher », l’islam est installé dans le statut symbolique de menace identitaire et sécuritaire. Selon une récente enquête Ipsos- Sopra-Steria sur « les fractures françaises », 72 % des personnes interrogées estiment que la religion musulmane « cherche à imposer son mode de fonctionnement aux autres », et surtout 74 % ont « le sentiment que la laïcité est en danger aujourd’hui en France ». Ils sont presque aussi nombreux à gauche (68 %) qu’à droite (79 % des sympathisants de l’UMP et du MoDem, 86 % de ceux du FN).


Confrontée à l’expression de la crise existentielle que traverse nombre de nos concitoyens, la gauche progressiste doit se montrer digne des valeurs universelles et humanistes qu’elle a vocation à incarner et se départir d’une conception étriquée de la République. La critique légitime de l’islam ne masque-t-elle pas plutôt une incapacité à lutter contre les racismes à la fois anti-Arabes et anti-noirs, et au-delà, une incapacité, devenue structurelle, à régler la question des inégalités ? N’est-ce pas ici l’un des messages et enjeux du « Grand rassemblement » du 11 janvier ?