ANALYSES

Défaite des démocrates aux mid-terms et démission du Secrétaire à la défense, quelles conséquences pour la stratégie américaine en Asie ?

Interview
28 novembre 2014
Le point de vue de Barthélémy Courmont

La stratégie du « pivot » instauré en 2012 par l’administration Obama est-elle menacée par la montée en puissance de l’Etat islamique au Moyen-Orient ?


Ce n’est pas tant l’existence de l’EI que la volonté – par nécessité plus que par choix – de s’impliquer massivement de la part de Washington qui menace la stratégie du pivot, au moins sur le court terme. Dans son article célèbre dans la revue Foreign Policy en 2011, dans lequel elle expliquait les contours de la stratégie du pivot, Hillary Clinton en associait le succès au désengagement américain en Irak et en Afghanistan. En d’autres termes, parce qu’ils réduisaient leur présence au Moyen-Orient, les Etats-Unis avaient plus de moyens à consacrer à l’Asie-Pacifique. Cela suppose a contrario, comme de nombreux experts asiatiques – notamment au Japon – l’ont immédiatement commenté, qu’en cas de « retour » de Washington au niveau stratégique au Moyen-Orient, la stratégie du pivot se verrait privée de moyens et ne serait plus la priorité. C’est la situation à laquelle nous assistons aujourd’hui, même si les cercles stratégiques américains maintiennent dans un discours apaisant à l’adresse de leurs partenaires asiatiques que la lutte contre l’EI ne remet pas en cause l’engagement en Asie-Pacifique. En clair, les Etats-Unis vont poursuivre leur stratégie du pivot, mais il est évident qu’au moins à court terme, elle sera affectée par l’attention portée au Moyen-Orient. Si la lutte contre l’EI s’impose dans la durée, cela pourra avoir des conséquences dommageables, en particulier si le prochain locataire de la Maison-Blanche n’accorde pas la même importance que le tandem Obama-Clinton à l’Asie-Pacifique.


De quels moyens de pression disposent les Etats-Unis pour contrer l’hégémonie chinoise dans la région Asie-Pacifique ?


Un réseau d’alliés et de partenaires important, et qui s’est enrichi de nouveaux dialogues depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. C’est d’ailleurs, toute proportion gardée, sur ce point que le pivot a montré des signes de succès. Washington a réaffirmé son partenariat stratégique avec ses alliés historiques, Japon, Corée du Sud, Australie ; renforcé le partenariat avec l’Inde amorcé sous l’administration Bush ; et renforcé sa présence en Asie du Sud-est, avec notamment un dialogue retrouvé avec les Philippines, le Myanmar ou, de manière plus symbolique encore, le Vietnam. Le réseau d’alliés de Washington est nettement plus développé que celui de Pékin. S’ajoute à cela l’outil militaire, volet important d’une stratégie de smart power associant des éléments de soft et de hard. La présence militaire américaine est importante en Asie-Pacifique, et sa domination navale encore incontestable, même si la progression des forces chinoises est suivie de près. La réalité d’aujourd’hui ne sera peut-être pas celle de demain, mais pour l’heure, la supériorité de la puissance militaire américaine s’exerce dans tous les domaines, et en fait un moyen de pression évident, notamment au cas où les tensions deviendraient plus vives, comme on le voit actuellement en mer de Chine du sud. Enfin, et peut-être surtout, la Chine souffre d’un déficit d’image en Asie orientale, tandis que les Etats-Unis sont perçus comme bienveillants. A ce titre, le profil et le charisme de Barack Obama ont considérablement renforcé l’image de Washington, notamment en Asie du Sud-est, tandis que de nombreux pays s’inquiètent des conséquences de la montée en puissance chinoise. Cela se traduit par une capacité d’influence qui joue un rôle central dans les rapports de force entre puissances dans cette région. Dans la bataille des soft power que se livrent les Etats-Unis et la Chine, c’est encore Washington qui a l’avantage. Attention toutefois à ne pas sous-estimer le poids grandissant de Pékin, en particulier sur les questions économiques et commerciales. Le récent accord de libre-échange entre la Chine et l’Australie vient nous rappeler que si le cœur de nombreux pays d’Asie-Pacifique peut pencher pour Washington, la raison les tire irrésistiblement vers Pékin.


Les Etats-Unis ont-ils intérêt à se confronter à la Chine en négociant avec leurs alliés dans la région ou, à l’inverse, adopter une attitude plus conciliante avec Pékin ?


Les experts américains qui se penchent sur le pivot en général, et la relation avec la Chine en particulier, sont très divisés su ce point. La stratégie du pivot s’est proposée d’y répondre en associant les deux postures, exercice d’équilibriste difficile mais sans doute bienvenu. Et qui répondait autant à une nécessité pour Washington qu’à une attente des alliés dans la région Asie-Pacifique. A titre personnel, je dirais qu’il s’agit d’une bonne approche. Mais elle se heurte à la fois aux risques de déséquilibres et à la recrudescence de tensions, et on relève ainsi depuis 2008 que si les Etats-Unis et la Chine sont capables de discuter et de s’accorder sur des questions importantes, leur rivalité est bien réelle et s’est d’une certaine manière renforcée, en s’élargissant à une multitude de domaines, et plus uniquement le militaro-stratégique.


Reste également à savoir quelle orientation prendra cette stratégie du pivot. Après tout, comme toutes les stratégies en matière de politique étrangère, elle est déterminée en partie par l’évaluation des besoins et des enjeux, mais aussi par les choix de ceux qui en ont la maitrise. Obama a clairement voulu privilégier l’endigagement (endiguement en engagement) avec Pékin de manière simultanée, mais qu’en sera-t-il de son successeur ?


La perte des mid-terms affaiblit-elle Barack Obama sur le plan international, ainsi que la démission de Chuck Hagel ?


Le mois de novembre fut en effet assez difficile avec la défaite des mid-terms et le départ de Chuck Hagel, auquel s’ajoutent sur le front intérieur les émeutes de Fergusson. La perte du Sénat, actif sur les questions de politique étrangère, est un camouflet évident, même s’il est minimisé par le discrédit presque historique dont souffrent aujourd’hui les parlementaires américains. Dans les deux prochaines années, Obama devra faire face à une vive opposition au Congrès sur sa politique étrangère, aves des poids lourds comme John McCain qui ne manqueront pas de critiquer ses décisions et de railler le retour au Moyen-Orient, aux antipodes des promesses de 2008. Le départ de Chuck Hagel, qui n’est pas parvenu à la tête du Pentagone à entrer dans le cercle restreint du pouvoir, selon l’analyse de son ami McCain, ne doit en revanche pas être perçu nécessairement comme un signe d’affaiblissement de la Maison-Blanche. Connu pour sa réticence à engager la force armée, Hagel était en désaccord avec la stratégie d’Obama face à l’EI, son départ était dès lors inévitable. Mais ce vétéran du Vietnam n’est pas en phase avec le parti républicain dont il est membre sur de nombreux dossiers de politique étrangère, et ne traduit dès lors pas les lignes de clivage pouvant exister entre Démocrates et Républicains. Par ailleurs, il s’est montré assez effacé à la tête du Pentagone, contrairement par exemple à son prédécesseur Leon Panetta. Ce départ traduit peut-être aussi l’implication personnelle très forte de Barack Obama – et dans une moindre mesure de son vice-président Joseph Biden – sur les questions de politique étrangère et de défense, au risque de provoquer des frustrations au sein de l’administration. Gates et Panetta, les deux précédents locataires du Pentagone, en ont fait état après avoir quitté leurs fonctions.


Quel bilan peur-on tirer du pivot ?


Difficile d’en tirer un bilan pour l’heure, parce qu’il est encore récent, et ses effets s’inscriront dans la durée. Cependant, on peut porter un regard mitigé sur la stratégie de l’administration Obama. D’un côté, elle a incontestablement marqué le retour de Washington en Asie-Pacifique, et peut dès lors être qualifiée de succès. Obama a réussi le tour de force de refaire des Etats-Unis une puissance incontournable en Asie-Pacifique, et de restaurer la confiance avec les partenaires et alliés dans cette région. De l’autre, elle n’apporte pas de garantie sur les résultats de ce réengagement. Par ailleurs, le pivot reste assez flou, conséquence sans doute de cette volonté d’associer un dialogue accru et une méfiance renforcée, en particulier dans la relation avec la Chine. Enfin, le succès du pivot ne se calculera pas uniquement à l’aune du volontarisme américain, mais aussi sur la base des réponses – et même ripostes dans certains cas – des pays asiatiques. Et sur ce point fondamental, la question la plus importante est de savoir si les pays d’Asie veulent, et peuvent, choisir entre Washington et Pékin, puisque derrière un engagement à échelle régionale, c’est bien la relation entre la Chine et des Etats-Unis qui constitue le cœur de la stratégie du pivot.


Contrairement à la politique extérieure de son prédécesseur, peut-on qualifier celle de Barack Obama d’isolationniste ?


Certainement pas. Je dirais même plutôt l’inverse. Si on voit dans la réponse à l’isolationnisme une attitude va-t-en guerre, alors l’administration Bush fut sans aucun doute la moins isolationniste depuis des décennies. Mais l’engagement de Washington sur la scène internationale ne doit pas se réduire au nombre de conflits dans lesquels l’armée américaine est engagée, ni à l’importance de son budget de défense. Obama s’est montré beaucoup plus présent sur la scène internationale que son prédécesseur, qui pour l’anecdote boudait les sommets de l’APEC, pour ne prendre qu’un exemple. Il a aussi et surtout restauré le dialogue avec les alliés et amis de Washington – et même avec les adversaires potentiels, comme le démontre le dialogue avec l’Iran –, ce qui fut la plus grande débâcle de l’administration Bush. Si l’isolationnisme des Etats-Unis en matière de politique étrangère traduisait autrefois un repli sur soi, désormais quasi impossible, ne signifie-t-il pas plutôt à présent une forme d’unilatéralisme ? Si tel est le cas, en restaurant une approche multilatérale, Obama est aux antipodes de l’isolationnisme.
Dans une certaine mesure, le désaccord avec Chuck Hagel et la démission de ce dernier apporte une nouvelle preuve qu’Obama n’est pas isolationniste, à l’inverse de son ancien Secrétaire à la défense, généralement réticent à engager la force armée sur des théâtres extérieurs et qui s’était alors, en tant que sénateur et contre son propre camp, opposé à l’aventurisme de l’administration Bush en Irak.


Un dernier point enfin, qui concerne les possibles perspectives dans les deux dernières années au pouvoir de Barack Obama. Face à un Congrès républicain désireux de l’affaiblir, les dossiers de politique étrangère risquent de devenir secondaires, ouvrant ainsi une nouvelle séquence de la présidence d’Obama.


* Il a récemment publié Une guerre pacifique. La confrontation Washington-Pékin, aux éditions ESKA.

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