ANALYSES

Après le score historique de l’AfD en Allemagne, quels enseignements pour l’Europe ?

Presse
25 septembre 2017
Interview de Rémi Bourgeot - Chronik
Les élections en Allemagne du 24 septembre reconduisent le bloc conservateur d’Angela Merkel (CDU/CSU) à la tête d’une nouvelle coalition à former, mais donnent aussi un score historique à l’AfD (Alternative für Deutschland). Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un parti d’extrême droite fera son entrée au parlement.

Le scrutin allemand a confirmé des évolutions de fond qui vont à l’encontre du discours politique suscité par l’élection de Donald Trump et le référendum britannique. L’idée selon laquelle la vague populiste se serait arrêtée sur les rives de l’Europe continentale, avec l’élection d’Emmanuel Macron, a été démentie, tout comme celle d’une Allemagne phare du libéralisme face à la menace populiste. La chute inédite des partis de la grande coalition de Berlin (la CDU et plus encore les sociaux-démocrates du SPD) et le bond aussi spectaculaire que problématique de l’AfD changent la donne en Europe et éloignent encore davantage le rêve d’avancées fédérales significatives.

EUROSCEPTIQUES OU ULTRA-NATIONALISTES ?

Les craintes liées à la montée de l’AfD ne datent pas d’hier. Alors que le parti à été créé en 2013 sur une plateforme principalement anti-euro et suivant un discours de nature plutôt technocratique, les vives polémiques sur la politique d’accueil des réfugiés, au cours de l’année 2015, l’ont ancré dans une ligne beaucoup plus dure, focalisée sur le rejet de l’immigration. Ces thématiques étaient naturellement présentes dès la création du parti et avant cela au sein des mouvances qui l’ont précédée. La modification en profondeur de la politique d’accueil, avec l’accord – certes fragile – trouvé avec la Turquie pour tarir le flux de réfugiés syriens, avait conduit à un certain apaisement du débat public sur l’immigration, et l’on avait vu l’AfD refluer, tout en restant à des niveaux élevés. Le score électoral de dimanche jette une lumière nouvelle sur ce phénomène. Si la plupart des analystes s’accordent pour caractériser l’AfD comme un parti d’extrême droite, la nature politique précise de ce dernier reste entourée d’un certain flou.

L’opposition radicale de ses membres à l’immigration ne fait aucun doute, et le parti est devenu le porte-étendard de cette cause, alors que la critique du manque de concertation du gouvernement dans l’accueil des migrants dépassait amplement le cadre de l’extrême droite. Bien plus encore, le caractère inédit de l’ascension en République fédérale d’un parti d’extrême droite et les difficultés de la politique d’accueil ont poussé les partis traditionnels, les uns après les autres, jusqu’aux écologistes, à durcir leur position sur l’immigration. Au-delà de cette question, l’AfD s’attaque méthodiquement aux tabous fondamentaux qui sous-tendent la vie politique dans le pays.

En plus de l’utilisation, au sujet de l’immigration, de termes à forte connotation national-socialiste (comme Überfremdung pour désigner la prétendue submersion des Allemands « de souche »), on a vu se développer, au sein de certaines franges de l’AfD, un discours ouvertement révisionniste et un rejet de la culpabilité liée à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah en particulier. Le révisionnisme n’est peut-être pas la position centrale du parti, mais l’on constate une volonté assez générale dans ses rangs de ne pas condamner ces propos et, en quelque sorte, de libérer leur expression.

Cela est d’autant plus préoccupant que, bien que l’AfD soit détestée par une large majorité d’Allemands, la question déborde le cadre de cette formation politique. En témoigne le succès de libraire de Finis Germania, pamphlet de Rolf Peter Sieferle, volontiers révisionniste et fondamentalement antisémite, devenu un best-seller cette année en Allemagne après avoir été promu un temps par certains membres de l’establishment littéraire. Sous couvert d’un style à prétention nietzschéenne, l’auteur, historien et ancien conseilleur du gouvernement sur l’environnement, y dépeint les Allemands comme un peuple maudit, victime d’une histoire écrite par les vainqueurs « anglo-saxons ». Il met sur le même plan le malaise allemand lié à la culpabilité et les atrocités endurées par les victimes de la Shoah, allant jusqu’à parler de « mythologie de la Shoah », tout en prétendant donner un sens non-négationniste à cette expression.

L’HORIZON S’OBSCURCIT ENCORE DAVANTAGE POUR LA RÉFORME DE L’UE

Il est certes impossible à ce stade d’anticiper pleinement l’évolution politique en cours en Allemagne. Nous sommes néanmoins confrontés à une situation héritée notamment de la donne d’une Allemagne réunifiée, et dont il ne servirait à rien de voiler les aspects les plus inquiétants. L’AfD n’est pas un simple parti eurosceptique. Certaines tendances se sont fait jour qui dépassent amplement la question de l’accueil des migrants et renvoient en particulier à la Seconde Guerre mondiale et à la mémoire collective allemande.

Constatons que le système politique de la Grande coalition s’avère néfaste à divers égards. On a vu croître, au cours des dix dernières années, une forte tendance à l’unanimisme qui tend à assimiler toute critique de la politique d’Angela Merkel à un dangereux populisme. Cette tendance semble avoir grandement profité à l’AfD en en faisant aux yeux de nombreux électeurs, qui auraient notamment voté traditionnellement pour le SPD, une alternative crédible. Le nom d’Alternative pour l’Allemagne ne pouvait pas mieux servir la stratégie de ce qui n’aurait dû rester qu’un groupuscule.
Il convient par ailleurs de tirer les conclusions qui s’imposent quant à l’avenir de la politique européenne. Derrière l’apparence de victoire d’Angela Merkel, qui devrait rester au pouvoir par un jeu d’alliance pour le moins alambiquée entre la CDU-CSU, les Verts et les « libéraux-démocrates » (FDP), une pression phénoménale se manifeste désormais contre l’immigration et contre l’intégration européenne. Sur la question de l’euro, l’AfD se fait l’écho des positions conservatrices allemandes, mais dénuées d’une quelconque tonalité fédéraliste européenne. Le rejet de toute solidarité financière avec les partenaires européens de l’Allemagne y est centrale, et il est illusoire à ce stade de croire à l’avènement d’un budget de la zone euro substantiel autant qu’à un véritablement parachèvement institutionnel de la zone euro.

Sur ces points, Angela Merkel avait déjà saisi de longue date les limites fixées par l’opinion publique allemande. L’euphorie quant à de grandes avancées institutionnelles à venir avait une dimension déconcertante pour tout observateur de la vie politique allemande. Il est par ailleurs à noter que la probable entrée dans la coalition du FDP, au-delà même de la pression polémique exercée par l’AfD, va à l’encontre de toute avancée significative, puisque les libéraux-démocrates verront dans le score de l’extrême droite un encouragement à leur propre orientation eurosceptique.

Enfin, espérons que les critiques de la politique européenne, ici et ailleurs, sauront voir la menace générale que constitue cette situation pour l’Europe plus encore que pour l’Union européenne. L’enthousiasme de Marine Le Pen face au score de l’AfD est à la hauteur de l’incompétence qu’elle a formidablement démontrée. L’idée, par ailleurs rejetée par l’extrême droite allemande, d’une alliance de patriotes français autoproclamés avec un parti politique dont la détestation de la France est constitutive illustre à merveille la confusion et la légèreté qui mettent plus généralement en péril l’ordre européen et bloquent pour l’heure un rééquilibrage pourtant indispensable.
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