ANALYSES

Le capitalisme financier a vécu l’équivalent de sa chute du mur de Berlin avec la crise de 2008 et personne ne s’en est encore vraiment rendu compte

Presse
10 septembre 2017
Interview de Rémi Bourgeot - Atlantico
En quoi la crise de 2008 peut-elle être perçue comme un choc comparable, pour les relations internationales, à la chute du mur de Berlin ? Comment expliquer qu’un tel choc n’ait, pour le moment, pas enfanté d’un renouveau du modèle de développement, de la part des dirigeants du « courant dominant » ?

Dani Rodrik, que vous mentionnez, est non seulement un des meilleurs économistes de la scène mondiale, mais aussi un des plus cohérents. Il analyse la tension entre développement économique et mondialisation productive depuis ses premières recherches, en ayant recours à un schéma clair et surtout réaliste, centré sur le fonctionnement de long terme du capitalisme. La crise de 2008 est advenue au terme d’une longue dérive qu’un certain nombre d’observateurs avaient souligné vingt ans plus tôt. Il faut également relire le regretté Paul Bairoch, disparu à la fin des années 1990 mais dont les textes sur la mondialisation, dans une perspective d’histoire longue du capitalisme, pourraient avoir été écrits hier.

La comptine de la mondialisation heureuse portée par le courant Clinton-Blair à la même époque a relevé d’une fuite en avant alors que tous les éléments du déraillement du système économique global étaient déjà en place : creusement continu des déséquilibres commerciaux et financiers compensé entre deux crashes par la mobilité des capitaux et l’innovation financière, bureaucratisation des grandes économies sous couvert de bond en avant post-industriel, etc.
Le choc de 2008 a détruit ces illusions en profondeur aussi bien pour les populations que pour de nombreux analystes lucides. Le monde intellectuel anglophone en particulier a, sans le clamer haut et fort, commencé à revoir sa vision des marchés et des équilibres mondiaux. Cette prise de conscience, bien que profonde sur la plan intellectuel, bute néanmoins contre un appareil politique et académique assez inerte.

La question de la réindustrialisation et de la relocalisation productive est néanmoins de plus en plus centrale dans les débats. En Europe, les débats ont tendance à être étouffés par le ressassement permanent des questions institutionnelles européennes. Aux Etats-Unis, on entend encore souvent les professions de foi très audibles des économistes nostalgiques du thème de la mondialisation heureuse, mais cela ne signifie pas que ceux-ci soient encore pris au sérieux, contrairement justement à quelqu’un comme Dani Rodrik à Harvard. Le clivage politique phénoménal qui caractérise la présidence Trump ne doit pas cacher une remise en cause beaucoup plus générale du cadre économique, que l’on retrouve non seulement dans une frange croissante du Parti démocrate mais aussi jusqu’à Wall Street et dans la Silicon Valley.

Quelles sont les symptômes encore perceptibles de la crise de 2008 ? Quelles sont les failles principales des modèles qui ont conduit précisément à cette crise ?

Aussi spectaculaire qu’ait été le crash de 2008, le système économique mondial n’a pas sensiblement changé depuis. Naturellement, nombreuses sont les traces de la crise : l’inflation basse, la compression salariale, la stagnation de la productivité, les prix des matières premières, le recul du commerce mondial, le chômage encore élevé dans certains pays avec le déclassement d’une génération, etc. En termes de symptôme précisément, la conjoncture mondiale est toujours adossée à une succession de bulles de crédit. Celles d’avant 2008 étaient également soutenues par la politique monétaire, mais de façon plus implicite. Alan Greenspan, même dans les périodes d’euphorie et de croissance insouciante, restait préoccupé par le spectre de la déflation, dans le contexte de la pression exercée par l’abaissement des coûts mondiaux. Depuis la crise, nous sommes entrés dans une nouvelle ère de dépendance à l’action des banques centrales, avec taux nuls voire négatifs et programmes d’achats massifs, certes nécessaires en période d’atonie mais qui décuplent la logique d’une croissance portée à bout de bras par la stimulation monétaire.

Mais la principale faille du système des dernières décennies a surtout consisté à ignorer la réalité des processus productifs et d’innovation. La logique administrative managériale symbolisée par l’enseignement des MBA, sous couvert d’un vernis de technophilie, fait l’impasse sur l’imbrication des facteurs de production. Le culte de la liquidité et de la mobilité du capital est difficilement compatible avec le processus d’innovation technologique, pour faire simple. La compression salariale généralisée, soit domestique, soit par off-shoring, est une impasse à l’échelle du monde, du fait de la compression de la demande qu’elle implique, certes.

Mais aussi et surtout en ce qu’elle contourne le lien intestin entre conception et production, remplacé par une centralisation bureaucratique consistant à allouer les capitaux et les ressources humaines dans une logique de gestion de portefeuille. Le fait que cette logique repose sur les marchés tend à la faire considérer comme libérale. Le système économique s’est en réalité éloigné des principes libéraux, en particulier de la notion fondamentale de décision décentralisée. L’évolution radicale de l’architecture des marchés a changé leur relation à l’action humaine et à l’innovation technologique en particulier.

La logique d’allocation financière qui régit désormais les processus productifs, en reposant sur des marchés grégaires manipulés par les banques centrales, à recentralisé, virtuellement, la décision économique. Le caractère centralisé est d’autant plus marqué que le marché intervient dans un cadre institutionnel hérité de la planification d’après-guerre. Le marché se déploie ainsi sur un terreau bureaucratique qui a peu en commun avec l’environnement dans lequel Adam Smith avait ancré son raisonnement, aussi génial fût-il.

Nous avons ainsi vécu l’émergence au cours des dernières décennies d’une sorte de « collectivisme de marché ». Ce collectivisme souffre des maux communs à tous les collectivismes, dans une version certes moins grave que le collectivisme socialiste. A une planification, productive et technologique, s’en est substituée une autre, financière, dans le secteur privé comme public. Alors que les flux commerciaux et de capitaux étaient dérégulés, une pluie sans fin de réglementations en tout genre et d’encadrement administratif s’est abattue sur les acteurs économiques.

Dès lors, quelles seraient les solutions envisageables à mettre en place pour permettre une réelle refondation économique, avant que les différents populismes ou extrêmes ne se soient emparés du pouvoir ?

Dans la décomposition politique actuelle, le débat se cristallise autour de deux types d’illusions, entre la glorification du système planificateur d’après-guerre d’un côté, et la croyance dans les bienfaits absolus d’une mondialisation dérégulée, de l’autre. En réalité les deux vont de pair. Le système actuel est un système bureaucratique hérité des structures d’après-guerre, mais dont les acteurs sont devenus étrangers à la question productive et à l’innovation. L’idée de « révolution néolibérale » est a elle-même une part d’illusion. Ce qu’on a appelé néolibéralisme constitue en fait une évolution du système planificateur vers une forme de planification squelettique centrée sur les banques centrales. Les décisions bureaucratiques sont désormais adossées au marché, mais la bureaucratie ne cesse d’étendre son spectre au détriment des processus productifs et créatifs. La bureaucratie d’après-guerre a simplement changé de totem, en délégant l’écrasante responsabilité de la gestion productive à un marché à la fois mondial et centralisateur.

D’un point de vue macroéconomique, la refondation doit notamment consister à préserver les mécanismes d’innovation en les protégeant du nivellement par le bas. Cela passe par le cadre de politique économique prôné par Dani Rodrik notamment. Il ne s’agit pas de pratiquer un protectionnisme autarcique qui protège des technologies obsolètes. La concurrence mondiale doit être mise en valeur au moyen de l’ouverture commerciale et de la mobilité du capital productif dans la mesure où elle crée une véritable émulation technologique, mais contrôlée lorsqu’elle relève du pur nivellement par le bas salarial et technique.

La balance a eu tendance à pencher lourdement de ce côté-là ces dernières décennies.
Par ailleurs, le point d’équilibre entre ces deux pôles n’est pas de nature mathématique. L’équilibre commercial est un repère essentiel, mais insuffisant. La vision macroéconomique a ses limites. La refondation passe par un pan de nature sociologique, puisque la sclérose actuelle est liée à la perte de sens dont souffrent les bureaucraties ainsi qu’à leur extension illimitée. Cette tendance est particulièrement visible en France, où il faut replacer au centre des décisions économiques ceux qui ont une compréhension concrète des secteurs en question, en particulier sur le plan technologique. On parle beaucoup du modèle allemand de façon abstraite pour vanter des réformes contestables, alors que la principale différence avec notre modèle actuelle réside dans les moyens humains et la préservation de la connaissance technologique. Quand on s’intéresse très concrètement aux économies et aux secteurs qui s’en sortent dans le monde, on voit tout de même comme facteur commun, quelque soit la doctrine économique prônée, beaucoup de bon sens et une administration qui se soucie davantage d’aider que de se positionner.
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