ANALYSES

Ces vieilles rivalités qui menacent la stabilité de l’Asie orientale dans un contexte de haute tension

Presse
21 août 2017
Dans un article publié par Project Syndicate, le Président du Council of Foreign relations (CFR), Richard Haass, revient sur la menace nucléaire nord-coréenne en la mettant en perspective avec le miracle économique asiatique, le décollage du Japon, de la Chine, de l’Inde à venir. Selon l’auteur, ce miracle a été rendu possible par la paix d’un continent, depuis le milieu des années 1970, alors que de nombreux conflits latents tendent à persister. Quels sont les évolutions de rapports de force, entre le rôle des Etats Unis dans la région, la montée en puissance de pays comme la Chine, ou le cas actuel de la Corée du Nord, qui pourraient engendrer une déstabilisation des équilibres existants depuis les années 1970 ?

Ce n’est pas la première fois que la question de la stabilité stratégique est mentionnée comme une condition essentielle à la croissance économique, de même qu’une bonne croissance économique a pour effet, de manière générale, de réduire les risques de conflits.
Le lien entre l’économie et les enjeux politico-stratégiques est ainsi bien connu des analystes en relations internationales. Il reste discutable, mais il n’en demeure pas moins une grille de lecture claire et acceptable. Le président du CFR a surtout raison de vouloir dépasser l’actualité pour tirer une sonnette d’alarme sur l’avenir de la stabilité en Asie orientale, et par voie de conséquence sur l’avenir de la croissance dans les pays qui y cohabitent parfois difficilement, à l’heure où les tensions sont particulièrement perceptibles, et les postures d’une grande fermeté.
Il convient cependant d’émettre de sérieuses réserves sur cette analyse. En spécialiste reconnu des relations transatlantiques, Richard Haass transpose des réalités qui ont fait leurs preuves dans cette région du monde à l’Asie orientale, où l’histoire récente nous enseigne d’autres phénomènes. Et paradoxalement, tensions stratégiques et même conflits armés n’ont pas toujours empêché les pays d’Asie de se développer économiquement, et même à des rythmes très soutenus. Mentionnons quelques exemples. Le Japon, qui n’a pas attendu les années 1970 pour amorcer sa croissance (deuxième économie mondiale en 1972, donc cela remonte à plus loin) a su profiter de la guerre de Corée (1950-1953) pour apparaître comme indispensable aux Etats-Unis, et servir de « base arrière », ce qui fut déterminant. Sans ce conflit, la reconstruction du Japon aurait pu être beaucoup plus longue et difficile. Plus au sud, Singapour, qui a connu un véritable miracle économique depuis son indépendance en 1965 n’a pas franchement bénéficié d’un environnement stratégique et sécuritaire serein. Les conditions de son indépendance d’une part, la guerre du Vietnam et ses avatars catastrophiques qui perturbèrent toute l’Asie du Sud-est pendant plusieurs décennies, les rivalités entre acteurs régionaux… la liste est longue des zones de tension et parfois même de conflits, et pourtant Lee Kwan-yew, le Premier ministre singapourien, a su justement tirer profit du statut de « refuge » de sa cité-Etat dans un environnement très instable. C’est cependant précisément dans la péninsule coréenne, sur laquelle Haass porte son jugement, que l’on trouve le principal contre-exemple à sa démonstration. Totalement exsangue après la guerre qui l’opposa à son voisin, la Corée du Sud a amorcé son décollage dans les années 1960, dépassé pour la première fois le PIB de Pyongyang en 1975, et poursuivi son ascension spectaculaire. Tout cela dans un environnement stratégique qu’il serait très hasardeux de considérer comme positif, que ce soit avant ou après la fin de la guerre froide. Il y a donc, fondamentalement, un problème dans l’analyse de Richard Haass, ce qui n’enlève rien à la pertinence de l’inquiétude qu’il exprime concernant l’avenir de la sécurité en Asie orientale, même si cette dernière n’est pas soudainement entrée dans une zone de turbulences, et fait l’objet de dizaines d’analyses par les experts de la région.

Quels sont ces conflits anciens, et latents, qui pourraient resurgir et menacer la stabilité de la région ? En quoi le développement économique pourrait encore représenter une « garantie » contre des tensions sérieuses entre les nations du continent ?

Les rivalités sont multiples, et parfois très anciennes. Différends territoriaux et maritimes, problèmes liés à la mémoire, conflits politiques, idéologiques même, non réglés, comme entre les deux Corées et les deux Chines… La liste est très longue. Richard Haass a d’ailleurs raison de mentionner les conflits qui, bien que terminés depuis des décennies, n’ont jamais donné lieu à des traités de paix, ce qui renforce l’idée selon laquelle la stabilité reste fragile. Faut-il cependant voir une forme de déterminisme dans le fait qu’ils seraient nécessairement amenés à exploser de nouveau ?
Les deux Corées seront-elles en guerre à nouveau ? La Chine continentale et Taiwan en viendront-elles à l’affrontement armé ? Et le Japon et la Chine ont-ils vocation à être des puissances rivales, comme s’il s’agissait d’une réalité immuable ? Sur tous ces sujets, nous devons rester attentifs, mais sans non plus tomber dans l’excès. Et ce n’est pas le développement économique qui, seul, peut changer quoi que ce soit.
La clef, à mon avis, n’est ainsi pas tant le développement économique en soi que la situation d’interdépendance entre les économies de la région. Plus cette dernière se renforce, moins les risques de conflits sont importants. Mais si les pays d’Asie se développent chacun de leur côté, les possibilités de rivalités se renforcent, et c’est là que les tensions ressurgissent. Rappelons, en empruntant pour l’occasion un exemple à l’Europe, que des pays comme l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni n’étaient pas en crise à la veille de la Première guerre mondiale. Mais le manque d’interdépendance n’a pas pu empêcher des rivalités basées sur une multitude de facteurs, objectifs ou fantasmés, de prendre le dessus et de conduire irrémédiablement au conflit. Si l’on revient à l’Asie, il convient de constater que les tensions actuelles évoquées précédemment, dont les motifs et les origines sont très différentes, ont quasiment toutes en commun d’être associées à la montée en puissance de la Chine, et aux perceptions que celle-ci impose. Cela est légitime, la montée en puissance chinoise étant à la fois un élément stabilisant dans la région (la Chine investit des sommes considérables hors de ses frontières et consolide les économies de ses voisins) mais aussi déstabilisant (les intentions chinoises restent floues). Cette nouvelle donne impose des positionnements des acteurs régionaux, et chacun cherche à en tirer un maximum de bénéfices, ce qui est en soi également déstabilisant. Aussi une plus grande interdépendance, qui reste encore limitée par l’absence de structures d’intégration régionale en Asie du Nord-est (là où l’Asie du Sud-est peut compter sur l’Asean), serait la meilleure garantie face à la résilience des conflits anciens, et la persistance des tensions et rivalités.

En cas de désengagement partiel des Etats Unis, quel serait le nouvel équilibre qui permettrait une stabilité de la région ? La Chine est-elle vouée à un statut d’hégémonie régionale ? Avec quelles conséquences pour les autres grandes nations du continent ?

En arrivant à la Maison-Blanche, Donald Trump a dressé un diagnostic assez juste : la politique asiatique des Etats-Unis, glorifiée et qualifiée de stratégie du pivot sous l’administration Obama, ne fonctionne pas. Le retrait des Etats-Unis y est relatif, Washington disposant de nombreux atouts et partenariats, mais il est réel, et s’est progressivement effrité depuis la fin de la guerre froide, quelle que soit la ligne suivie par la Maison-Blanche, et quelle que soit la couleur politique de son locataire.
Une fois aux commandes, le 45ème président des Etats-Unis a cependant proposé une nouvelle approche qui, à défaut de porter ses fruits, semble au contraire accélérer cette tendance et amplifier cette réalité. Le retrait du partenariat trans-Pacifique (TPP) et les couacs diplomatiques avec des alliés dans la région ont ainsi porté préjudice à la place qu’occupent les Etats-Unis en Asie orientale depuis le début de l’année, tant dans les perceptions que dans la réalité stratégique (la Malaisie, par exemple, a récemment adopté un partenariat stratégique avec Pékin, et même annoncé l’ouverture future d’une base chinoise axée sur le renseignement, un sérieux pied-de-nez à Washington). Le retrait américain d’Asie est une réalité consommée qu’on peut déplorer mais difficilement nier, mais il ne fait que s’amplifier avec une absence totale de vision et de doctrine dans la politique étrangère de l’administration Trump, qui inquiète très fortement les alliés de Washington dans la région et, ne le cachons pas, amuse les compétiteurs.
Face à ce constat, dont-on considérer comme inévitable l’ascension de la Chine comme hégémon régional ? Cela reste très discutable. D’abord, et même si Pékin est en position de force par rapport à ses voisins, ceux-ci peuvent accepter que la Chine joue un rôle important tant économiquement que politiquement, reconnaissant notamment sa superficie, sa population, et bien entendu son poids économique, mais ils n’ont pas vocation à se mettre en vassalité. Des développements récents, comme la signature du JEFTA (accord de libre-échange Japon-Union européenne) montrent d’ailleurs comment certains pays, qui sont eux-mêmes des acteurs économiques majeurs, ne vont pas donner les clefs du leadership à Pékin. C’est d’ailleurs, on y revient, un sujet d’inquiétude qui n’est pas à négliger. Ensuite, la Chine se rêve-t-elle vraiment en hégémon asiatique ? C’est un statut qui vient avec des responsabilités, et ce serait faire un faux procès à Pékin que de considérer que c’est forcément un objectif. Une fois encore, il y a parfois un décalage entre la réalité et les perceptions, même si ce sont systématiquement ces dernières qui influencent la conduite des relations internationales. Mais il va de soi que cette question mérite d’être posée, et qu’elle est très largement couverte par ceux qui s’intéressent à cette région. Reste enfin, et c’est à ce titre que l’article de Richard Haass est intéressant, les réajustements stratégiques que Washington devrait faire pour empêcher la Chine d’être en position de force. Si l’option militaire est exclue, et si l’économie n’est plus le point fort des Etats-Unis face à une puissance émergente de ce calibre, la possibilité de voir Washington s’engager dans un vaste marchandage, un « grand bargain » avec Pékin, sorte de « Yalta du Pacifique », comme le disent certains observateurs, ne doit certainement pas être considérée comme fantaisiste, et interpelle les analystes en Asie autant qu’aux Etats-Unis, y-compris au CFR.
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